La cabine

Béatrice André

Le désir sexuel peut frapper dans les endroits les plus improbables. Même dans une cabine d'essayage d'un hypermarché...

Flâner dans un hypermarché un lundi matin, c'est un petit bonheur tranquille. Il n'y a pas grand monde dans les allées, personne pour te bousculer, s'impatienter parce que tu es sur son chemin. Je n'ai rien de précis à y faire, pas de courses, juste envie d'y perdre un peu de temps. Je passe mollement devant le rayon informatique. Je balance un regard vide sur les livres et les disques qui trônent impassibles sur les étagères de la rangée suivante. Rien ne m'accroche. Mais que vois-je au milieu du magasin ? Une promotion sur les sous-vêtements. Allons y jeter un œil…

Ça doit bien faire deux ans que je me trimballe toujours avec les mêmes soutiens-gorge, les mêmes petites culottes. Et au moins six mois que Pierre ne m'a pas fait l'amour… D'ailleurs, autant être honnête, ça fait plus longtemps encore que je n'ai moi-même plus envie de le voir s'enhardir. C'est un peu lamentable. À 38 ans, ma foi, je suis encore assez bien roulée, je sens parfois le regard des hommes qui se pose insolemment sur mes courbes. Mais Pierre, lui, ne me voit plus. Dix ans de vie commune, dix ans à l'entendre ronfler la nuit, à supporter de moins en moins de le voir se balader en marcel-chaussettes dans l'appartement, ça vous tue l'amour. Et le désir.

M'acheter de nouveaux sous-vêtements sexy ? Pour qui ? Pour moi, pourquoi pas. J'ai subitement envie de me sentir encore désirable, même si ce n'est que devant la glace dans la salle de bain. Tiens, ce haut-là par exemple. Bleu foncé, tout en dentelle, paré d'un ruban de soie blanc, avec le petit string transparent assorti. Joli, l'ensemble. Allez hop, je vais aller l'enfiler !

Je me dirige vers les cabines d'essayage, j'annonce à l'entrée que j'ai deux articles, je choisis la première des deux portes à gauche, j'entre et je pousse le verrou. Je dépose mon sac à main sur la banquette en bois, les articles sur un crochet. Je dégage mes épaules de ma petite robe d'été, et je la laisse glisser sur le sol. Je me retrouve juste vêtue de ce vieux soutif qu'aurait pu porter ma grand-mère et de cette culotte trop grande pour moi. Quelle honte…  Je dégrafe le soutien-gorge, l'enlève. Je me regarde dans ce miroir d'hypermarché, consciente des gens qui m'entourent. Je m'imagine qu'ils pourraient me voir. Que, peut-être, quelqu'un plonge son regard sur mes seins nus à travers un petit trou dont j'ignore l'existence. Diable, je crois que ça m'excite… Je sens les pointes de mes seins qui se dressent, une forte chaleur m'envahir. Ça me manque qu'un homme explore mon intimité avec ses yeux, avec ses mains.

Juste à côté, j'entends un gars qui échange quelques mots avec l'employée du magasin. Il entre dans la cabine voisine de la mienne. J'ignore tout de lui, je ne sais pas à quoi il ressemble, quel âge il a, s'il est marié, ce qu'il va essayer. Mais le sentir à quelques centimètres de moi, qui suis presque nue, ça me donne une furieuse envie de l'inviter à entrer dans mon petit espace, ou d'aller le rejoindre dans le sien. Si seulement j'osais… Mais mon Jules m'attend à la maison. Et j'ai toujours été viscéralement fidèle. Oui, si seulement j'osais… La tentation me martyrise. Du nerf ! Au diable, les conventions puritaines ! Sois folle, ma fille, fais-le ! Il n'y a personne dans cette section à part lui et moi. Ne pas regretter de ne pas l'avoir fait, ne pas attendre que d'autres clients arrivent. Ose, vas-y !

Je déverrouille la porte, je sors dans le petit couloir habillée seulement de ma culotte. Je tambourine discrètement à la cabine d'à côté. Le gars l'ouvre et me voit plantée là, incrédule. Il ne dit rien, doit se demander s'il rêve. Je fais un pas dans sa direction. Instinctivement, il s'efface doucement du passage et j'entre en refermant la porte derrière moi. Il doit avoir environ 40 ans. Pas très beau, mais beaucoup de charme. Grand, brun, apparemment bien bâti. Il était vraisemblablement en train d'essayer une chemise avant d'être interrompu. Il n'a pas eu le temps de la boutonner.

On se regarde sans parler pendant une trentaine d'interminables secondes.  Ses yeux hésitent à quitter les miens. Puis je les sens glisser lentement sur mon cou. Je le redresse. Et descendre encore. Il observe mes seins nus sans bouger. Son seul regard est une offrande. Je me cambre, pousse mon buste en avant. Manifestement, il ne sait pas ce qu'il doit faire, ce que j'attends de lui. Moi, je le sais. J'effleure son bras de ma main droite, saisis la sienne, et l'invite à se poser sur mon ventre. Intimidé, il la laisse d'abord là. Puis je sens ses doigts bouger sur ma peau. Je soupire de désir. Enfin, il s'enhardit et me caresse. De ses deux mains, avec une infinie douceur, il parcourt lentement la distance qui va de mon ventre au bas de mes seins. Il marque une courte pause, puis dessine la courbure de ma poitrine de ses index. Je me retiens pour ne pas hurler de plaisir.

J'entends sa respiration s'accélérer, ses pouces frôlent les pointes durcies par le désir. J'ai envie qu'il les honore de sa bouche. Je gonfle encore davantage la poitrine. Il comprend le message. Il penche la tête plus près de moi, sa langue parcourt le haut de mon corps. Je sens le tissu de ma culotte se mouiller, mon sexe en état de manque. Pendant qu'il s'active toujours sur mes seins, ma main palpe ce qu'il a entre les jambes à travers son jean. Sa queue, longue et dure, bat sous mes doigts.

Je tente maladroitement de faire sauter le bouton de son jean. Il recule doucement, me regarde, me sourit, et enlève lentement lui-même son pantalon. Puis il m'enlace. Je savoure la pression de son sexe gonflé contre mon ventre. Il laisse glisser ses mains le long de mon dos, les plonge dans ma culotte et se saisit de mes fesses qu'il masse en haletant. Je ne tiens plus… S'il ne me prend pas, là, maintenant, je vais m'évanouir ou hurler comme une louve.

Fiévreuse, j'empoigne le tissu de son slip, le descend jusqu'en bas de son fessier. Délicatement, je libère sa queue de sa prison de coton. Elle se dresse, fière et droite, prête au combat. Je lève les yeux, regarde le visage de mon compagnon de cabine. Il est si merveilleusement silencieux que je suis prise d'un stupide élan de tendresse. J'approche mes lèvres des siennes et je l'embrasse.

M'offrant pleinement lors de ce baiser fougueux, je le laisse descendre ma culotte sur mes cuisses et fouiller mon entrejambe d'une main experte. Je lui rends la pareille en caressant d'abord son gland du bout des doigts, puis je me saisis de son sexe et commence à le branler très lentement. J'ai furieusement envie de le sucer. D'un geste sur son torse, je lui fais comprendre que je l'invite à s'asseoir sur le petit banc en bois. Il s'exécute, et je m'accroupis devant lui. Je pose ma langue sur son gland, le lèche, l'entoure de mes lèvres, et laisse entrer entièrement sa queue dans ma bouche.

Ne pas aller trop loin, je veux qu'il me baise… Je me relève. Lui aussi. Pour la toute première fois, il me parle. Il a un petit accent charmant. Portugais peut-être. Il me murmure :

« Ça manque de place ici. Tourne-toi s'il te plaît et tiens-toi au banc. »

Je lui obéis et lui offre une vue sur mon dos, poussant ma croupe dans sa direction. Il prend sa queue dans sa main et, toujours doucement, la dirige vers l'entrée de mon sexe. Je suis si gorgée de désir que j'ai l'impression d'être prête à jouir avant même qu'il ne m'ait pénétrée totalement. D'un mouvement sec des reins, il s'enfonce en moi entièrement. Puis, de plus en plus vigoureusement, tout en veillant à oeuvrer aussi discrètement que possible, il me laboure jusqu'à l'orgasme.

Nous restons encore dans cette position pendant quelques secondes, en sueur, éreintés, puis il m'aide à me redresser. Il me regarde, songeur, pose un baiser sur mes lèvres et me dit merci. Je lui réponds : « De rien ! »

Lentement, j'ouvre la porte de sa cabine, je m'assure qu'aucun potentiel témoin ne hante le couloir, et je retourne dans la mienne. Je me rhabille à la hâte, me saisis du petit ensemble de sous-vêtements que je n'ai finalement pas essayé, et je sors. Lorsque j'arrive devant l'employée du magasin, elle me demande : « Vous le prenez ? ». Je hoche la tête et m'éloigne.

Je déambule dans les allées, perdue dans mes pensées. Ou, plus précisément, ne pensant à rien tant je porte encore en moi les divines émotions toutes récentes qui me rendent euphorique et confuse. Je me dirige vers le rayon des surgelés, j'ouvre un congélateur, j'y plonge ma tête pour me refroidir les idées.

Je sens le sperme du tendre inconnu dégouliner le long de mes cuisses. Je les serre pour stopper le flux, et je suis soudainement prise de panique. Me suis-je bien rhabillée ? Je m'imagine que le haut-parleur de l'hypermarché se met subitement à cracher l'annonce suivante :

« La dame qui a baisé dans la cabine est priée de venir chercher sa culotte au comptoir. Elle l'a oubliée sous le banc. »

Je réprime un fou rire et m'assure que mon imagination se joue de moi en posant ma main discrètement sur le haut de mes fesses. C'est bon, je sens l'élastique qui ceinture ma taille, tout est là. Puis je me dirige vers les caisses.

La file d'attente est courte. Une femme, la cinquantaine bien sonnée, décharge nerveusement ses courses sur le tapis roulant. Je l'observe discrètement prendre les aliments dans le chariot et les placer selon une sorte de rituel sans doute mille fois répété. Les conserves d'un côté, les plats surgelés de l'autre, les produits frais empilés ensemble. Je me dis que c'est probablement une manifestation de sa nature maniaco-dépressive. La caissière scanne les articles, arrive au dernier, et annonce le montant à payer. La cliente fait mine de ne rien avoir entendu, prend tout son temps pour remettre les produits dans le chariot, en déplace et replace quelques-uns qui se sont égarés dans une famille d'aliments à laquelle ils n'appartiennent pas. Puis, enfin, elle daigne sortir son porte-monnaie, en extirpe quelques billets, fouille dans le compartiment à pièces, compte, recompte, et tend l'argent à la caissière avec autant de grâce et de bienveillance qu'un hippopotame à qui on arrache une dent.

C'est à mon tour. L'employée se saisit de ma lingerie sexy et enlève les antivols. Je feins de n'avoir pas remarqué le regard lourd de réprobation qu'elle me lance. Je m'imagine que c'est une puritaine que monsieur n'a pas dû honorer depuis une éternité. Je paye, je la salue et je m'en vais.

Il est midi. J'ai soif. Je me commande une bière dans un bistrot de la galerie marchande. Un homme déguisé en fier petit chef d'entreprise, portant une cravate parfaitement assortie à son costume, me toise avec insistance. Il est plutôt mignon, mais il me laisse de marbre. J'aime les hommes qui sentent la sueur, qui sentent l'homme. Comme l'inconnu de tout à l'heure. Pas ces wannabes hyper parfumés qui baragouinent des termes anglais avec un accent franchouillard par snobisme. Tiens, un jour, j'apprendrai le portugais.

Je vide mon verre hâtivement avant que l'importun ne m'importune, je règle l'addition et je pars sans lui offrir un regard.

En me dirigeant vers la porte de sortie de l'hypermarché, je vois l'homme de la cabine pousser un chariot dans ma direction. Il est accompagné d'une petite femme un peu rondelette, ni laide, ni vraiment jolie, qui marche à ses côtés en inspectant son ticket de caisse. Est-ce son épouse ? C'est fort probable. Il passe devant moi en me souriant timidement. Il me semble un peu triste. Je lui souris aussi, le laisse me dépasser et poursuis mon chemin sans me retourner.

Je sors du centre commercial, me dirige vers ma voiture, cherche mes clés dans l'immense foutoir qu'est mon sac à main. Je les trouve, j'ouvre la portière, je m'assois derrière le volant. J'allume l'autoradio, l'autorise à scanner les stations jusqu'à ce qu'il tombe sur quelque chose de potable. Lorsque j'entends Marvin Gaye chanter Sexual Healing, j'augmente le son et je démarre.

Signaler ce texte