Epuiser l'ennui (part 3)

jones

J’ai fermé la porte pendant que le Godfather of Soul envoyait la sauce.

I don’t want nobody to give me nothin’, open up the door, i’ll get it myself…

Ouais, ben vas-y sers-toi ! La pluie avait cessé. Aux parfums de déborder dans la rue, partout ils faisaient leur retour ; le salé, l’exsudat, l’épicé, le pisseux, le rugueux, le satiné, tous comme des feux follets courant sur ma peau et que je regardais sauter et filer sur le bitume.

J’ai traversé le quartier encore ouvert à moitié et prêt à tout. Sur la place, les punks à chiens s’engueulaient, pissaient contre les arbres en chantant des trucs à la con. Je ne me suis pas attardé, j’ai continué tout droit vers le port sans vraiment savoir où j’allais, sans même me poser la question. Sans envie, sans but, juste pour errer, juste pour épuiser l’ennui. Je me suis laissé guider par les enfilades de rues, derrière les entrepôts, sous les toits en métal, dans la lumière et les bétons, près des ombres, gardant un œil sur les grues, je me suis laissé porter là où dormait une drôle de puissance. J’y suis arrivé finalement, je ne savais pas où mais c’était là que je devais être, devant ce chantier qui exhalait son labeur au pied du port. Et on se regardait tous les deux, lui, depuis le trou en son ventre, œil à demi clos et moi, là, penché en surplomb, veillant celui qui se repose. Le verre, le béton, les ferrailles et la terre éventrée ; les bulldozers, pelleteuses et autres compacteurs, petite famille d’insectes repus, sur leurs gardes ; les goélands disposés en une dentelle blanche sur les flèches des grues. Je me suis assis sur le parapet au-dessus de la voie rapide qui me séparait du chantier et j’ai allumé un clope. Sur la droite, un ferry, gueule ouverte barrait la vue sur les collines. Sur le pont arrière, un type en grillait une, tout comme moi, en observant les remous au cul du bateau. Il m’a semblé qu’il regardait dans ma direction. J’ai fait un signe de la main, mais il n’a pas répondu. Il a tourné les talons et a disparu en longeant les cabines.

J’ai regardé longuement la mer et son étal. La mer, tout autour de nous, bouillonnante et glacée. La mer, ses chansons et ses naufrages. La mer comme un sommeil, comme une peau bleue. La mer et sa peine infinie.

Quand tu es parti, c’était comme ça, calme et tranquille. C’était comme si tu avais disparu en mer. Avalée, aspirée tu étais et puis, tu n’étais plus. Les jours ont passé et  les recherches se sont arrêtées comme pour un marin disparu. Il n’y avait plus d’espoir, ça ne servait plus à rien d’attendre disait-on. Elle ne reviendra plus maintenant. Personne ne savait quoi dire d’autre. Qui peut de toute façon ? L’agitation autour de moi et de la petite était retombée. Et pourtant, je t’ai attendu. Longtemps. Chaque jour. Tous les soirs, je couchais la petite, je me calais dans le fauteuil et j’attendais. Je t’attendais, persuadé que tu passerais la porte, trempée des pieds à la tête, sortant des eaux.

Au début, j’ai cru te voir des centaines de fois, dans les pierres, les rivières et les ponts, dans les herbes folles, dans le vent. Et puis tout s’est tu et moi aussi. Plus que tout, c’est ça qui m’a tué. Que rien n’ait changé. Tu n’étais plus là et c’était tout. Je devais retrouver la clé, savoir quoi faire.

Je me suis levé, j’ai laissé le chantier dans mon dos et je me suis remis en marche.

  • J'étais restée en rade. Ecriture forte et belle. Un plaisir de lecture, il n'y a pas beaucoup de textes à qui on a envie de demander de se prolonger encore et encore. Il me reste le 4, c'est bien.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Gants rouge gruauu 465

    eaven

  • C'est très beau ce gars qui n'arrive pas à s'habituer à l'absence et le ressenti de ses émotions !
    Chapeau Mr Jones !

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • C'est peut-être banal de le dire, mais tes images, elles ne le sont pas. Pour moi, ton écriture évoque bien une sorte de torpeur, de désoeuvrement ou d'égarement, d'impuissance devant l'absence. J'ai trouvé émouvant ce rapprochement avec une disparition en mer.
    (Merci Reverrance).

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Bosch bulle fleur400

    hermanoide

  • Je sais pas où ca ira mais je suivrais :)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Tyt

    reverrance

  • des moments très forts : "Je t’attendais, persuadé que tu passerais la porte, trempée des pieds à la tête, sortant des eaux."

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Moi da orig

    Dominique Arnaud

  • Robert Jhonson ??? Muddy Waters ??? Jhon Lee Hooker ???
    Merci ;)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Merci à toi d'être passée ;)
    Je ne sais pas trop où cela va me (nous) mener, je suis comme le personnage, je déambule dans cette écriture. A plus tard ;)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Et voilà que ça se densifie encore.

    Un personnage que je devine magnifique, porté par des mots toujours aussi justes et bien maniés...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

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