Detruis ton portable (journal de Georges B. chap.7)
Giorgio Buitoni
Ceci est un spiromètre, me dit Isabelle.
- Approche-toi du tuyau!
Nous nous trouvons dans une salle glaciale aux murs aussi orange que le ventre de Casimir, encombrée d'appareils médicaux hérissés d'embouts et de boutons, reliés par des entrelacs de câbles multicolores à des terminaux et des écrans.
J'ai pressé plus de boutons dans ma vie que je n'ai serré de mains d'homme, et pourtant je n'ai toujours pas confiance.
Il y a deux jours un moteur à injection de chez Volkswagen tentait de m'incinérer tout cru, et aujourd'hui une autre machine va me révéler si mes poumons sont cramés. Si l'oxyde de carbone produit par la combustion du joint en caoutchouc des portières à bousillé mes alvéoles. Ou, si, par hasard, l'acide cyanhydrique produit par la fumée des essuies glace fondus n'a pas entamé ma capacité respiratoire.
Oh, jolie machine, sauras-tu me dire ou se cache l'erreur dans ma tête, dans quel organe se loge mon manque d'appétit pour toutes choses ?
L'Ange Isabelle, et ses cheveux roux relevés en chignon, écrase à présent mes narines bien serré à l'aide d'un pince-nez géant, et ordonne :
- Souffle fort par la bouche, tout l'air que tu as.
On se tutoie ? Je demande.
Jamais je ne m'autoriserais à tutoyer un ange.
Le vouvoiement est réservé aux véritables malades, à ceux qui souffrent, réponds-t-elle. Et, selon elle, je ne souffre pas. Mon œil de chien battu, ma lèvre éclatée, et mes cheveux qui empestent le caoutchouc germanique carbonisé sont du pipi de chat.
Elle dit que l'étage ou nous sommes est peuplé d'adolescents dans le coma aux veines tailladées au cutter, à l'estomac rempli de valium et de whisky, de victimes d'accident de la route aux membres brisés, arrachés, et de mamies et de papis atteints de cancers avancés pissant le sang par les poumons ou l'anus, alors elle ajoute que je ferais mieux de la fermer.
Isabelle dit :
- Ta vie est bien meilleure que tu ne le crois. Maintenant, inspire au maximum et souffle à fond dans le tuyau.
Le nez complètement bouché, avec la voix nasillarde de Porky le cochon, je dis :
- Woké.
Et j'obéis. J'inspire et je souffle dans une sorte de tuyau d'aspirateur raccordé à une machine, couplée à un ordinateur IBM préhistorique - le genre encore équipé d'un lecteur de disquette. Cela produit le bruit d'une chambre à air crevée. Un petit pet foireux de souris. Sur le moniteur, une courbe se dessine en vert sur fond noir. Dans mon dos, Isabelle soupire.
- Inspire encore une fois et recommence, serre bien ta bouche sur l'embout, sinon le test vaudra que dalle.
Je dis que ma lèvre recousue empêche ma bouche d'épouser convenablement la forme du tuyau. Elle me file une tape dans le dos :
- Arrête de te plaindre. Serre et souffle.
Ce qu'il faut retenir au sujet d'Isabelle c'est le mot : tricheuse.
Ou comédienne.
Ou : je-passe-pour-un-ange-bien-élévé-en-te-vouvoyant devant-ta-famille.
Entourloupe.
J'inspire de nouveau, je mords le tube de plastique, et serre mes lèvres en steak tartare aussi fort que possible tout autour de l'embout.
Pffffffffffff.
Alors que j'expire ce qu'il me reste de souffle vital à l'intérieur de la machine, j'aperçois, par la fenêtre en face de moi, attroupés trois étages plus bas devant l'entrée des urgences, de petits bonshommes drapés dans leur costume de Casper fendu dans le dos, attachés à des poches de sérum à roulettes, en train de fumer les fesses à l'air. Des malades accros au goudron apportant leur contribution modeste à la fonte des glaces et à la noyade programmée des ours polaires. Et je me demande si Isabelle aussi regarde mon cul, étant donné qu'elle se tient derrière moi et que je suis debout.
Mes poumons sont vides.
- C'est bien, me félicite-elle, la courbe est normale. Le volume pulmonaire est un peu réduit, mais tu fumes, pas vrai ?
Inutile de nier, elle a vu le Zippo offert par ma mère.
Je décolle mes lèvres du tuyau, abandonnant un peu de sang sur le plastique de l'engin ; mes sutures ont pété.
Au même moment, la porte de la salle d'examen s'entrebâille, et une tête de Flamby chaussée de lunettes carrées à montures noires, genre Pierre Cardin, stéthoscope autour du cou, se faufile et claironne :
- Tu prends un café, Isa ?
Sans même détourner les yeux du moniteur ou clignote encore la courbe produite par mon souffle nicotiné, Isa, l'ange roux, secoue son chignon cuivré, et réponds, synchrone avec son index pointé vers le ciel qui fait l'essuie glace : « ajuste tes carreaux, Jacques, je suis avec un patient, tu ne vois pas ? ».
Et la porte se referme sur le visage déçu du docteur Flamby.
Retenez le mot : autorité.
Militaire.
Isabelle retire le pince-nez de mes narines, et dit en désignant de ces longs doigts d'ange aux articulations délicates, dépourvus de dorures - le type de phalange à tenir des coupes à long pieds remplies de Daïkiri trop sucré dans les soirées Jet set avec l'auriculaire dressé - un divan d'examen au milieu de la pièce :
- Assieds-toi là.
Retenez : agaçante.
Fascinante.
Je m'exécute sagement, et hisse mes fesses froides et nues sur le film de papier qui recouvre le divan ; mes mollets balancent dans le vide. Isabelle soulève mon bras gauche et enfile un brassard bleu équipé d'un cadran, semblable à une bouée pour enfants, autour de mon biceps.
A l'aide de la petite poire reliée au brassard par un tuyau noir, elle pompe, et pompe encore. L'étreinte se resserre peu à peu autour de mon bras ; une étreinte, ferme mais douce, qui rassure comme la main d'un papa gâteau.
Sur le mur orange, face au divan, sont encadrées des photos d'alpinistes en combinaison rouge, brandissant des piolets. Des médecins en vacances, peut-être. Je frissonne et je pense aux aires blanches et anguleuses du pôle, à toutes ces cimes inviolées, et à toutes ces étendues vierges et merveilleuses dont je ne vérifierais sans doute jamais l'existence. 40 m2 d'espace privé, 9m2 d'espace professionnel, séparés par 7 km de trajet en autobus, et c'est tout ce que j'ai. Ma vie, même Jules Verne n'aurait pas pu en tirer un roman d'aventure.
Le brassard se dégonfle.
- Tension : 9,7 pas terrible. Mais comme tu n'as rien mangé depuis 24 heures et compte tenu de la dose de Xanax qu'ils t'ont fais avaler, rien d'anormal.
Je me sens faible et étourdis, dis-je.
Tout en retirant le brassard de mon bras, Isabelle réponds que ce n'est pas parce que je suis un ancien toxico que la souffrance et le malheur m'appartiennent. Tu vas vivre Caliméro. Quand on est vraiment triste, on ne se plaint pas, on agit. Elle retrousse une manche et exhibe un poignet traversé de deux longues cicatrices couleur d'ivoire, superposées au bleu de ses artères.
- Capishe ?
Elle remonte sa manche, si vite que je me demande si je n'ai pas rêvé, si j'ai bien vu ce que j'ai vu : les stigmates laiteux d'une tentative de suicide raté. Isabelle note des chiffres sur sa tablette et m'annonce avec un sourire franc que nous avons terminé.
Un portable vibre. Isabelle plonge la main dans la poche de sa blouse et en extrait son téléphone, elle regarde l'écran, puis zappe l'appel en soupirant.
- Viens, je te ramène dans ta chambre. Tu vas petit-déjeuner et à midi tu pourras retourner déprimer dans la vraie vie, petit martyr.
Elle me tend un mouchoir.
- Pour ta lèvre.
Nous passons la porte, et je suis les Converses mal lacées d'Isabelle le long du couloir vert amande, carrelé avec ces étroits carrés de carrelage qui recouvraient le sol des cantines scolaires dans les années 70, éclairé par une procession sans fin de néons pisseux alignés au plafond, et convergeant vers un point de fuite si lointain qu'il semble viser le bord du monde.
Sur notre passage, une petite vieille édentée attend, sanglée sur un brancard, en geignant : « Titi ? Titi ? »
Isabelle se retourne, son regard est brulant à fondre l'acier. Elle dit :
- Toi comprendre ?
Elle extirpe une nouvelle fois son mobile de sa blouse, et refuse un autre appel.
De retour dans la chambre, ou plane toujours une odeur de brûlé pire que mille allumettes suédoises craquées ensemble provenant de mes vêtements, isabelle dégaine un paquet de Camel et ouvre la fenêtre près du lit, donnant sur une courre intérieure couverte de mousse et de mégots détrempés.
On ne fume pas dans les chambres, ange de malheur.
Pas de portable, non plus. Sale petite rouquine autoritaire.
Le mot : insoumise.
Elle s'adosse à l'encadrement de la fenêtre et pose une Converse sur le montant opposé, dévoilant ses gambettes de danseuse à croquer.
Je demande si je peux avoir une clope. Isabelle réponds en soufflant des ronds de fumée avec sa bouche qu'on ne fume pas dans les chambres.
Elle m'interroge :
- Alors, c'est quoi ton problème ?
La question siffle comme une balle de fusil, et me prend au dépourvu. Je réponds bêtement que le problème c'est que je ne souffre pas. Isabelle laisse fumer sa cigarette au bout de sa main à l'extérieur, chasse la fumée qui refoule vers l'intérieur avec son autre main, si pâle, si longue, et glousse comme une étudiante complètement pétée :
- Et ? C'est ça ton problème, Georges Beckett ? Tu voudrais souffrir ?
La, tout de suite ?
Pas vraiment.
Je me sens bien, comme lorsque je marche près du fleuve en été et que mon esprit se vide de toute question, que je cesse un instant d'être un homme pour n'être plus que cette surface de chair sensible qui boit le soleil.
Aujourd'hui, quelqu'un m'écoute et me parle comme a un adulte.
Quelqu'un qui n'est ni ma mère, ni mon frère.
Ni Amélie.
Même pas une amie.
Seulement une étrangère qui ne me regarde pas comme un sociopathe dégoutant.
Le téléphone d'Isabelle vibre de nouveau : elle zappe. Simultanément, la porte de la chambre s'ouvre en grand sur le docteur Flamby, décontenancé.
- Bah, alors tu ne décroches pas ?
Isabelle tourne la tête, fourre la main dans sa poche, et son visage s'illumine du plus beau sourire qu'on ait vu depuis le big bang tandis qu'elle balance son téléphone mobile par la fenêtre. L'écho d'un léger « ploc » remonte jusqu'à nous…
- Mais Isa…Bordel, qu'est-ce qui te prends ? Et tu fumes à l'intérieur maintenant ?
Le majeur d'Isa attrape une érection qu'elle brandit en direction de face de flan. Et ce sourire. Oh, ce sourire.
La porte se referme en silence, et Isabelle dit :
- Et maintenant, laisse-moi te raconter une histoire, Georges Beckett.
Georges, mon gars, tu ne vas pas mourir, et tu as trouvé une idole pour tes nuits blanches.
Retenez le mot : admiration
Je lis anonymement les aventures de Georges B. depuis quelques temps et c'est à chaque fois le même plaisir! bravo, je suis admirative!
· Il y a presque 11 ans ·bathilda
Bravo pour ton coming out, et merci! ;)
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
La suite !!!
· Il y a presque 11 ans ·Marion B
Patience, ça vient. Merci Marion. :)
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
Monsieur Georges B. aurait enfin trouvé quelqu'une à sa hauteur ? La suite, la suite, ...
· Il y a presque 11 ans ·poulpita
C'est bien possible, pauvre Georges, il n'est pas au bout de ses surprises en tout cas. La suite prochainement. Merci Poulpi.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
Bon j'adore c'est un fait! Je ne vais pas te remettre les mêmes commentaires d'un texte à l'autre mais dans l'idée... Djian, sotos... tout ca tout ca... :) Ceci dit une question me taraude et comme MOSSIEUR Beckett n'est pas abonné M'zellz Danan je suis oblige de la poser en public:....
· Il y a presque 11 ans ·Tout est déjà écrit et tu publies de manière aléatoire ou tu écris au fil de l'eau et tu publies dans la foulée?
dans tous les cas vivement la suite !
Marion Danan
Môssieur Beckett a réparé son erreur, nous voila lié par le lien invisible d'un abonnement 2.0. Mamzelle Marion. Et les lecteurs, c'est vous, mon ptit baromètre virtuel, votre avis est indispensable (même si répétitif) la suite en MP... après ce grand MERCI tout ce qu'il y a de plus officiel.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
j'en suis toute émue!!
· Il y a presque 11 ans ·Marion Danan
retenez : flatteuse.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
Quel style...
· Il y a presque 11 ans ·sadnezz
Merci mademoiselle, bienvenue à bord.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni