"Faire dans la dentelle"

La situation était devenue insupportable, elles étaient toutes d'accord sur ce point. Le coût de la vie était devenu bien trop élevé, au point même de devoir se passer de l'indispensable. Ce qui était impensable. Mais elles avaient beau racler les fonds de tiroirs, ce qu'elles en ressortaient ne valait pas tripette. Cet horizon grisâtre et déprimant qui s'étalait sous leurs yeux était tout simplement horrifiant.

Après moult conversations sous le kiosque (à l'abri des oreilles de bûcheron, d'ours, d'inspecteur et tutti quanti, que cet état de faits honteux ne regardait pas), les MaCaZaSy décidèrent de passer à l'action. Contrairement à leur improvisation coutumière, elles se préparèrent soigneusement pour peaufiner leur braquage (mais il faut quand même avouer que l'affaire était autrement sérieuse que leurs distractions habituelles).

La nuit venue, elles étaient prêtes. Toutes vêtues de noir, depuis le bout de leurs gants de cuir fin jusqu'à la pointe de leurs talons aiguilles, elles se tenaient sur le trottoir, face à l'immense édifice abritant le trésor qu'elles convoitaient. Leurs élégants sacs à main cachaient de vastes sacs de sport prêts à être chargés à ras bord. C'est d'un talon décidé qu'elles quittèrent l'éclairage glauque de l'arrogante enseigne pour entrer en pleine lumière. Elles avaient parfaitement choisi leur heure. La bousculade des gens pressés juste avant la fermeture, les vigiles las de surveiller les quidams et la rue, les caissiers épuisés de compter et recompter. Elles se faufilèrent comme des ombres jusqu'à gagner leur cachette. Et ne bougèrent plus d'un cil. En fait, c'est ce qui fut le plus difficile. Empêcher le fou rire de les gagner lors de la longue attente, alors que les vigiles de nuit faisaient leur ronde.

Et enfin l'heure creuse de la nuit arriva. Les gardiens restèrent à somnoler devant leurs écrans miniatures, laissant enfin le champ libre aux quatre cambrioleuses.

Elles sortirent lentement de leurs abris. Maud descendit du piédestal où elle avait remplacé un mannequin pendant de longues heures d'immobilité. Sylvie décrocha les sangles qui la maintenaient suspendue au plafond des cabines. Zab sortit de sous les tables de présentation où elle avait piqué un roupillon cachée derrière les longues nappes. Et Carouille put enfin se déplier hors du tiroir qui l'avait dissimulée. Elles s'étirèrent en grimaçant.

Et alors ce fut une véritable orgie.

Une orgie de Lou, de Passionnata, de Chantal Thomass. Une débauche de Chantelle, de Simone Pérèle, de Prima Donna. Une avalanche de Barbara, d'Aubade… Les dentelles arachnéennes tissaient leurs toiles sur leurs peaux offertes. Les broderies délicates agaçaient la pulpe de leurs doigts. Les couleurs fraîches et pimpantes ravissaient leurs yeux. Les blancs éclatants les illuminaient, les rouges profonds les faisaient vibrer, les noirs mystérieux leur faisaient un regard de velours. Toutes ces coupes et découpes, échancrées et décolletées, montantes ou descendantes, pigeonnantes ou renversantes les faisaient ronronner de bonheur.

Il leur fallu le plus grand self-control pour reprendre leurs esprits. Alors que Maud, shoppineuse de choc, et son élève Zab dévalisaient les présentoirs en quatre tailles, Sylvie enlevait les antivols et Carouille lissait et pliait soigneusement les ensembles avant de les glisser dans les sacs sans un pli.

Puis elles choisirent chacune un ensemble qui vint remplacer leur tenue noire et descendirent un étage pour assortir leurs dentelles à de nouveaux talons aiguilles (l'élégance est dans les détails, Maud vous le dira). Maud, d'ailleurs, toute de parme vêtue (ou dévêtue ?) depuis ses longs cheveux jusqu'à ses chaussures, passa la première. Suivie de Sylvie, auréolée d'un blanc lumineux (que ce soit pour les taies d'oreillers ou les dessous, elle avouait que le blanc était sa couleur préférée). Puis venait Zab dont la tenue d'un rouge flamboyant était parfaitement raccord avec son rouge à lèvre. Et enfin Carouille, en noir pour ne pas jurer avec sa si jolie robe de deuil.

En les voyant avancer vers lui de front, le vigile ouvrit la bouche tellement grand qu'elles ne purent s'empêcher de s'arrêter pour la remettre en place, en même temps qu'elles chipaient les clés accrochées à sa ceinture. Alors qu'assises sous leur kiosque elles fêtaient joyeusement leurs tiroirs pleins avec quelques Mojitos, il tentait de faire sa déposition. Mais le pauvre homme en bégayait encore, de ces voleuses de quatre couleurs !