Femme se coiffant: "Une journée ordinaire?"
divina-bonitas
C'est le matin mais il est déjà plus de dix heures. Marie-Anne est assise devant sa coiffeuse, tentant vainement de discipliner son abondante chevelure brune afin que des mèches rebelles ne s'échappent pas plus tard de son chapeau. Elle a passé beaucoup de temps, une fois de plus, à donner ses ordres aux domestiques: l'argenterie à astiquer à la petite Gabrielle, l'horloge du hall à remonter au majordome, le menu du déjeuner et du souper à la cuisinière, la lettre de condoléances à faire porter à la veuve de Thoir, sans oublier le sempiternel lavage des sols, battage des tapis, époussetage des tableaux ornant l'escalier, toutes tâches ingrates dévolues à la bonne. La tenue de cette grande maison bourgeoise dans laquelle elle vit sous le contrôle sévère et rigoriste de sa belle-mère la lasse et l'ennuie chaque jour un peu plus. Aujourd'hui est un autre jour qui ressemble aux précédents. Elle s'est réveillée un peu plus tard que son époux, a enfilé sa robe de chambre et est descendue à la salle à manger avaler rapidement une tasse de thé et un toast beurré. Là, "belle-maman" comme cette dernière exige d'être appelée, l'attendait de pied ferme. Sa canne frappa le parquet d'un coup sec dès que la jeune femme franchit la double porte de chêne. "Ce n'est pas trop tôt ma chère! Un peu plus et j'aurais envoyé Gabrielle voir si vous n'étiez pas morte au lit! On vous dirait fatiguée à vous voir si pâle. Ce ne sont pourtant pas les tâches quotidiennes qui vous fatiguent. Et vous n'avez même pas d'enfants! Votre époux est parti depuis une heure déjà. Mais lui évidemment a des obligations et le sens des responsabilités. Notez qu'il est bien aimable de ne jamais se plaindre de devoir prendre son café seul tous les matins sans vous! En votre absence je dois discuter avec lui de tout ce qu'il faut faire dans cette maison. Croyez qu'à mon âge et dans ma situation, j'aurais espéré me passer de cette corvée. Vous ne viendrez pas vous plaindre si les décisions que je me dois de prendre avec lui, faute de votre présence, ne vous conviennent pas. Vous avez bien de la chance que Charles-Henri soit d'une nature tolérante et ne se plaigne jamais de vous". La litanie de reproches pleuvait ainsi chaque matin. S'en suivaient les recommandations incontournables relatives à l'organisation de la journée, à la tenue vestimentaire qu'Anne-Marie devrait porter pour aller visiter des dames ou en recevoir d'autres. Les thés et les séances soporifiques de broderie organisés par la mère de son époux étaient surtout prétextes à d'odieux commérages. Les langues sifflaient entre les dents au-dessus des canevas. Chacune y allait sans vergogne, se délectant d'émettre quelque soupçon sur la moralité d'une telle, de susurrer une critique acerbe ou de s'interroger faussement. Ainsi les pires rumeurs étaient fomentées par Madame sa belle-mère et son cercle de pies bavardes, avant de se répandre en ville plus vite que le fleuve voisin n'inondait les berges les jours de crues. Lors de ces après-midis, chaque phrase commençait par "il parait que", "savez-vous que...?", "avez-vous vu Madame untel avec...?", "je suis sûre d'avoir entendu à l'office que...". Marie-Anne détestait les travaux d'aiguille pour lesquels elle ne montrait aucun don et redoutait ces papotages venimeux. Mais aujourd'hui ne ferait malheureusement pas exception à la règle. Elle avait été avisée dès l'aube du programme qui l'attendait et avait reçu des ordres très clairs: "Pas de fantaisie ni de coquetterie déplacée ma petite! Je compte sur vous. Aujourd'hui, nous nous rendons chez la comtesse. Votre modeste robe beige conviendra très bien."
Marie-Anne s'était donc résignée à enfiler à contre coeur cette abominable robe aux manches encombrantes, dont la couleur fade lui faisait un teint jaunasse et dans laquelle elle avait la sensation de ressembler au chapeau de lampe du salon. Elle aurait bien choisi la rouge framboise volantée posée derrière sur la chauffeuse, laquelle mettait bien en valeur sa carnation laiteuse, mais elle savait qu'en agissant ainsi, les remontrances auraient fusé: "Ma chère, il y a des coupes et des couleurs qu'une femme de votre rang ne peut se permettre de porter en public, surtout pas pour faire une visite à une comtesse souffrante! Pour qui voulez-vous donc qu'on vous prenne en vous affublant pareillement? Vous n'êtes même pas mère! La vôtre ne vous a donc t-elle pas éduquée en femme du monde? C'est bien navrant. Si Charles-Henri ne s'était pas entiché de vous contrairement à mes recommandations, je m'éviterais bien des peines et des sermons! A t'on idée à votre âge et dans votre condition de vouloir ressembler à une danseuse de cabaret ou à une femme de petite vertu! Evidemment, que peut-on attendre de la fille d'un médecin de campagne plus habituée à monter à cheval par tous les temps qu'à savoir se tenir dans le monde avec la bienséance nécessaire?"
Voilà le genre de remarques que Marie-Anne entendait depuis son mariage avec Charles-Henri, procureur de la République, seul fils de la veuve acariâtre et unique héritier d'une lignée d'aristocrates. Par amour pour lui, elle se pliait à cette nouvelle vie, attendant chaque soir avec impatience son retour, guettant le moment où la porte de l'entrée claquerait derrière lui, où elle pourrait lui effleurer les lèvres, yeux mi-clos, tout en lui glissant subrepticement la langue dans la bouche. Lui la gratifierait d'un clin d'oeil tendre et lui rendrait son baiser discrètement, au cas où sa mère les observerait du haut de l'escalier ou depuis l'encoignure d'une porte. Elle adorait ce bref moment d'intimité, préambule aux nuits souvent passionnées qu'ils passaient. Se remémorant la dernière, voyant l'état des draps et la couseuse débordant de rubans et fils dans le reflet du miroir, Marie-Anne étouffa un rire. Elle revit la scène qui s'était jouée la veille. Son délicieux mari et amant lui avait bandé les yeux comme à Colin-Maillard en la déshabillant un peu plus à chaque tour qu'elle faisait sur elle-même. Dans un geste, il avait renversé par mégarde le petit meuble contenant la corbeille servant à la couture avant de ranger le tout à la hâte. Si Madame sa belle-mère se doutait des talents de son fils à l'effeuiller ainsi, lui qu'elle appelait son "très sérieux procureur", elle en aurait une crise cardiaque! Marie-Anne tenta de maîtriser ses pensées et le fou rire qui la menaçait afin d'en finir avec sa coiffure. Décidémment, elle avait du mal à se concentrer, à coincer ses mèches dans ce maudit peigne, dernier cadeau de la douairière. Il faut dire que ce jour n'était pas si ordinaire.
Elle jeta un autre coup d'oeil dans le miroir de la coiffeuse. Demain, elle mettrait la robe couleur de fraises écrasées gisant dans son dos. Un pli lui avait été porté par Gabrielle. C'était une petite lettre du médecin portant une grande nouvelle: elle était enceinte! Enfin! Après toutes ces années à attendre, toutes les remontrances entendues et tous les doutes émis quant à sa capacité à enfanter. Elle avait hâte de l'annoncer à Charles-Henri. Ce soir elle mettrait la robe beige au feu. Demain elle descendrait dans la salle à manger toute de rose vif vêtue et les cheveux défaits. Elle aurait le teint frais et serait d'humeur badine, pourrait dire sans trembler à sa belle-mère: "Vous aviez raison. Le rouge va bien aux mères! J'ai décidé d'en porter chaque jour désormais puisque je vais en être une. D'autant que Charles-Henri n'a jamais osé vous le dire, mais nous nous sommes rencontrés dans un cabaret où je chantais! Il m'a bien fallu aider ma mère après le décès de mon père. Voyez Belle-Maman, les médecins de campagne soignent plus souvent des nécessiteux que des nantis, n'ont ni le temps ni le loisir de se constituer des rentes. Je n'irais plus non plus à vos réunions de couture, j'en déteste tout, le travail qui s'y fait et les méchancetés qui s'y disent. Mon père n'était qu'un petit homme à vos yeux mais il nous a appris à ne pas médire à tout bout de champ de son prochain."
Forte de ces résolutions et de son état, Marie-Anne releva d'une main ferme sa chevelure et y planta enfin le peigne d'un geste ferme.
Il faut toujours se rebeller contre les acariâtres! Merci Sweety!
· Il y a presque 11 ans ·divina-bonitas
c'est un texte très sympa!
· Il y a presque 11 ans ·j'adore j'adhère que Marie- Anne se révolte face à cette belle mère acariâtre :)
Sweety
Je suis heureuse de ton commentaire Wen. Tu es le seul jusqu'à présent à en avoir laissé un. J'ai adoré ce tableau et écrire cette nouvelle, imaginer ce qui se passait dans la tête de cette femme, tenter de trouver une explication à cette corbeille à ouvrage mal rangée, au port de cette robe tristounette dont la couleur ne va assurément pas à une brune, à ce lit défait. Et oui, Charles- Henri qui est très inventif quant aux jeux de l'amour, pourrait bien porter une pochette couleur fraise...ou...tu sais, on ne fait pas que des Charlottes et des couleurs de robe avec ce fruit délicieux!
· Il y a presque 11 ans ·divina-bonitas
Très très bien joué chère Sophie. Je me suis régalé.
· Il y a presque 11 ans ·On passe par tous les sentiments. La naissance salvatrice prévue n'est (encore) rien face à la renaissance attendue et espérée elle aussi.
Et pourquoi Charles-Henri ne pourrait-il pas mettre lui aussi une pochette couleur de fraises écrasées demain et se faire coudre une doublure de gilet du même ton ?
La nuit d'après n'en serait assurément que plus belle !
wen