FEUX INTERDITS

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Dix ans qu’il en parlait !

Et aujourd’hui, le projet de mon ami Régis, va enfin connaître la pellicule. Son scénario retraçant  l'ascension d'un prodige de la  guitare brisée, juste au moment où les feux du succès le repéraient, quand en découvrant l’amour sur le flanc du Vésuve, sa main gauche fut  écrasée par une bombe volcanique perdue.

Tournée au début à l’aide d’un simple caméscope et outillée pour les travellings d’un fauteuil roulant boiteux arraché aux monstres, l’affaire se présentait mal, mais la rencontre, tombant du ciel lors d'un week-end d’initiation au parachutisme, de Claire cadreuse dans le civil, et emballée par le projet et accessoirement par le premier rôle, en permit une réalisation professionnelle.  

Le montage achevé, à l'occasion de la remise des copies, un grand banquet fut organisé sur une péniche amarrée en aval de la capitale. L’Atalante est le repaire habituel d’aventuriers cameramen, camarades de Claire, revenant cette fois du fond de l'Orénoque, et montant actuellement à bord leur dernier doc.

Arrivés par une frêle passerelle en une chaude soirée de juin, nous découvrons sous un vaste pont en robinier, un intérieur entièrement lambrissé en châtaignier corse travaillé.

Grégory  chargé des gâteaux, avait confectionné plusieurs pâtisseries dont une, façon kouign-amann de Lorient, où la matière grass viendrait du Rif.

Rapidement à table, le vin de Bandol déterre les anecdotes du tournage, déclenchant l’hilarité par l’évocation des répliques auxquelles on avait échappé, vestiges des premiers dialogues heureusement remaniés par Patrick,  (Ce qui avait représenté le plus grand effort de son existence ), car notre écrivain, grand maître des forces obscures du farniente, bernant son employeur depuis des années, passe son temps au travail à pondre de subtiles haïkus, forme d’écriture lui convenant.

Charles, mon voisin de table dès l’entrée se montre  fort disert.

 Ancien pompier de Paris ayant surtout servi à Kourou, il se consacre  à emmener des jeunes en perdition pour les remettre sur le droit chemin, au moyen de courses d’orientation au fin fond de la de la Terre de Feu. Il voudrait maintenant entamer un tour des mondes intérieurs, comptant emprunter les sentiers battus par Artaud chez les Tuhamaras, et Castaneda chez les Yaquis. Au dessert,  jugeant modeste ce véhicule à son échelle, il obtient  la part de sa voisine au régime sans ciel.

Sorti de table, je retrouve les membres de l’équipe regroupés autour d’un petit écran visionnant le bêtisier du tournage qui confirme l’indéniable rôle des portes au cinéma ;  Il est si réussi et l’ambiance aidant que bientôt montent en canon des cascades de fous rires incontrôlables, drainant rapidement larmes, crampes maxillaires et même il faut le dire des gouttes dans les s’usent qu’assis de certaines.

Le gâteau commence alors son œuvre avec l’habituel effet retard.

Un chercheur pourrait classer à cette heure les convives en plusieurs catégories que l’on pourrait définir ainsi :

becs salés dilués dans le rosé que l’on entend parler et rire de plus en plus fort, côtoyant les coulés extatiques muets au fond des banquettes, et ceux rendant hommage au dieu des nautes,  par le dépôt de gerbes emportées par le courant lent ;

Et puis les becs sucrés sobres alternant sourires et récits exubérants, les rompus intériorisant leur délire, sans oublier les intronisés parlant dans la virginité de leur état aux oreilles des murs  tout en gloussant béatement, alors que les initiés paranos rejoignent vite la file rendant les hommages au fleuve.

Mon voisin qui avait pour éteindre sa soif d'aventure fait appel outre au rosé, au premier rhum venu, se trouva quand l'effet du gâteau survint fort défoncé ; et en voyant l'extincteur de la cabine, il ne peut s’empêcher de s'en emparer et gagne le quai tout en dansant gauchement, sous les rires de la galerie, suite au commentaire lancé par Patrick : « Là, Le Charles est stone ! »

Soudain abordant le carrefour, plus habitué aux chemins taillés à la machette qu’aux avenues, il faillit être écrasé par un chauffard passant au rouge. Remis de sa peur, logiquement, il dégoupille son 6 litres de mousse carbonique, éteint les feux tricolores tout juste grillés, avant de rentrer au nid sous les vivats éraillés d’un public acquis.

Deux minutes plus tard, un jeune guitariste plein de promesses revenant de son premier spectacle triomphal en vélib’ est renversé par une magnifique livreuse de la pizzeria « Le Vulcano », troublée par la panne des feux.

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