Fil, un mauvais coton

Certains se réveillent un beau matin transformé en cafard. Banal, commun, me direz-vous, certainement pas de quoi nous écrire un roman digne d'intérêt.

Dans mon cas, j'ouvris les yeux pour découvrir que l'on m'avait changé en mot. En mot, le croyez-vous ? C'est limité, comme concept. J'ouvris prudemment un oeil(car oui les mots ont des yeux, comme les murs ont des oreilles).

Autour de moi, sagement agencés en rang d'oignon, mes congénères de la même page que moi. Je les voyais vibrer à l'unisson, sollicités par les humains, prêts à rejoindre les conversations les plus futiles. Ils étaient là, fila, filable, filage, filament. Ils me regardaient avec un air vaguement inquiet (car oui les mots ont des émotions, comme les filles ont des âmes).

C'est alors que je réalisai que je n'avais pas été transformé en n'importe qui, ni en n'importe quoi. Je représentais désormais le mot FIL, et leur vie ne tenait qu'à un moi. De mon existence dépendait la leur, tant ils s'inspiraient de moi, de mes racines, de mon étymologie. A peine avais-je réalisé cela qu'une bouffée de fierté m'envahit.

Quand on y réfléchit, fli, ça ne veut rien dire. Ilf non plus. Et ne me parlez pas de lif. Je ne veux pas me mettre en avant, mais je suis tout de même la seule combinaison de ces trois lettres à vouloir dire quelque chose. Et ça, ce n'est pas rien ! Parlez-en au pauvre sel, lui qu'on peut inverser sans coup férir et obtenir un nouveau mot.

J'étais donc à la fois unique et dominateur, souverain en filigrane d'un défilé filiforme. Je sentais déjà monter vers moi les sollicitations des humains. Si les dieux tiraient leur existence de la foi de leurs adorateurs, les mots semblaient eux aussi suivre le même processus. Les conversations me rendaient plus fort alors que je descendais remplir mon devoir (car oui les mots ont des débuts de devoirs, comme les chômeurs ont des fins de droits).

Je courais, je bondissais. Je m'immisçais dans une bouche pour en ressortir en un souffle de béatitude, un claquemen de langue, un frémissement du palais. Fil. Facile à prononcer, aimé des zozoteurs et des bègues, des enfants comme des alcooliques. Je passais facilement, une syllabe sans prétention, trois lettres assemblées à la perfection.

Pourtant, quelque chose me manquait. Je regardai les pages suivantes, ces bataillons entiers qui ne dépendaient pas de moi. Philatélie, Philanthrope, Aquariophile. Il y avait un coup à jouer, et vite. J'organisai mes troupes en ordre de bataille pour organiser le putsch littéraire qui me vaudrait respect et gloire.

Pourquoi utiliser des éthymologies surranées que nos enfants ne comprennent plus ? Qu'ils viennent tous à moi ! Filosophie et Filantrope (qu'est-ce que c'était que ce h qui traînait ?), voilà des mots qui viendraient dans mon giron. Puis ce serait le tour de mots comme finalement, qui après tout pouvaient se réclamer de moi si on l'asticotait un peu.

Combattons, frères mots. Sous mon règne éclairé, le dictionnaire n'aura plus jamais le même visage. Plus de vassaux, plus de pouvoir, plus de prononciation.

Et c'est bien là qu'est tout l'enjeu. On me prononce, donc je suis.