Fou d’un soir

jack

J’ai tout de suite été enivré par l’étrange senteur qui régnait à l’entrée du port. Plutôt un mélange d’odeur en fait. Tout d’abord un fort relent de poisson, plus ou moins frais, qui s'échappait en volutes d'une multitude de filets suspendus. Tout de suite après, l’odeur de corps, de sueurs, repoussante et enivrante, une odeur sale qui promettait une luxure sans pareil dans les bordels des bas quartiers. Les matelots m’avaient bien sûr parlé de ces quelques nuits qu’on laisse aux marins pour récupérer des dures journées de travail à bord de l’Arbitraire, le célèbre navire. En bon mousse je m’étais préparé à une expérience hors du commun, quelque chose d’incroyable, que je ne vivrais qu’une fois dans ma vie. Je ne m’imaginais pas à quel point j’avais raison.

Il faisait déjà nuit, et j’avais laissé mes compagnons de bord à leurs propres cuites. Je pensais, pour ma part, profiter pleinement de mes quelques jours de liberté en faisant bande à part. Je commençais donc à déambuler dans les rues, au hasard, et me décidais finalement à entrer dans une taverne, dont le bruit parvenait jusqu’à mes oreilles. L’endroit était sale, les serveuses aguicheuses, et la bière vaseuse. Je m’assis au bout de l’une des grandes tables, et fut rapidement rejoint par une des serveuses au décolleté plongeant. Après avoir passé commande d’une bouteille d’eau de vie et échangé quelques clins d’ œil prometteurs, je regardais Lola la serveuse partir. Lola… Ce nom lui allait bien. Un nom simple et court pour une vie simple et courte. Elle revint quelques instants plus tard, avec ma commande, en se penchant agilement par-dessus la table, et me laissant admirer sans vergogne ce que laissait entrevoir son chemisier plus qu’entrouvert.

Jusqu’au milieu de la nuit, je continuai d’observer les allées et venu de Lola, apportant de nouvelles bouteilles, de nouveaux espoirs aux clients, tout en esquivant les mains baladeuses des ivrognes. Je l’appelais à deux reprises pour repasser commande d’eau de vie, ce qu’elle fit à chaque fois avec un sourire bon à m’échauffer les sangs. L’alcool que j’ingurgitais à une rapidité impressionnante et la stimulation que produisait le déhanché de Lola sur moi me firent rapidement glisser dans un état second, altérant mes sens, troublant ma vision et me faisant lentement perdre toute notion des choses.

Je ne voyais plus que Lola. Lola la serveuse. Lola l’aguicheuse. Mon désir de Lola augmentait avec le nombre de verres que je buvais. Je m’imaginais toute une vie dont elle serait la clef de voûte. Elle et moi aurions une belle petite chaumière, plusieurs enfants, des occupations respectables… Je n’étais plus dans une taverne miteuse, mais dans un restaurant raffiné. J’observais Lola, ma promise, vaquer à différentes tâches parmi des groupes d’hommes aux vêtements élégants. Ses mouvements d’une grâce divine me laissait bouche bée, tel un vulgaire badaud.

Mais je voulais Lola pour moi, exclusivement pour moi. Je me levais d’un pas qui se voulait assurer et l’accostais près de la sortie de la taverne. Sans un mot, je lui empoignais le bras, et titubais à l’extérieur en tirant Lola que je sentais vaguement protester derrière-moi. J’avais à demi conscience d’une grande agitation autour de nous, sans me rendre compte de l’importance que cela prenait. Je continuais à avancer, quand un homme massif me bloqua brusquement le chemin en pointant vers moi une lame longue d’un pied. Regardant avec étonnement l’homme qui s’interposait sur le chemin de mon bonheur, j'eus soudain une révélation. Il voulait Lola. Il était jaloux de ma bonne fortune ! Décidant en un éclair de passer à l’action, j’agrippais d’une main tremblante le coutelas effilé qui pendait à ma ceinture.

Mon amour et moi étions en danger, et je me devais de réagir. Alors que l’homme se jetait sur moi, je voulus éloigner Lola de ce fou, et d’une flexion du poignet, l’écartait vers ma droite. Mais quelque chose n’allait pas. Les pieds de mon aimée n’avaient visiblement pas suivi le mouvement, et je la vis chuter tandis que la lame de notre agresseur fendait prestement l’air. Le temps semblait s’être arrêté dans la position burlesque où nous nous trouvions. Moi, tenant fébrilement un couteau à demi rouillé. Lola, la femme de ma vie, suspendue en l’air, les yeux fous. Son assassin, un inconnu parfait, qui était apparemment destiné à gâcher mon idylle. Malgré cette apparente lenteur, je ne pus réagir.

Le bruit de la chair transpercée. Le regard étonné de l’homme. Il ne s’attendait naturellement pas à voir sa lame transpercer une femme. Je ne réagis pas. Je reprends peu à peu conscience du monde extérieur. Les dizaines de personnes qui me fixent. Le sang sur mon visage. Le meurtrier accablé par son acte. Je l’examine plus attentivement, son visage m’est familier. Mais l’alcool brouille tout, ma vision, mes souvenirs. Je vois à son visage qu’il est aussi choqué que moi. Je ne sais trop ce que j’ai. Sûrement le contrecoup des émotions de ce soir. Je ne sais pas ce qui m’a prit. Je ne sais même plus pourquoi je suis là… Lola… Son chemisier ensanglanté est comme une tâche parmi les tuniques sombres de l’assemblée. L’assassin n’est plus là. Il est sûrement partit se fondre dans la foule. Je tombe à genoux. Impossible, je suis sûrement en plein délire ! Je me sens de plus en plus faible. Les yeux morts de Lola me fixent, tel un ultime reproche.

Sa tête semble se rapprocher de la mienne… Je heurte douloureusement les pavées. Tout ce sang… Je comprends enfin que j’ai également été touché.

« -Juste destinée, me dis-je. Tu mourras avec elle pour un amour éternel. » Bercé par cette pensée relativement apaisante, je lève un dernier regard vers le ciel étoilé. L’assassin regarde ses deux victimes tout en versant des larmes. Elles sont pour Lola ces larmes…Je ferme doucement les yeux, tandis qu’une douce langueur s’empare de moi. J’entends les gens parler alors que j’agonise. Il se dit, parmi les passants, qu’un tavernier a tué sa fille et son amant…

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