Freebird

Jean Louis Michel

Janice titube. Une brise se lève dans la rue encore déserte et la décoiffe. Dans sa main, un petit garçon aux yeux encore collés de sommeil se traîne sans rien dire. « C’est rien mon bébé, c’est rien. On arrive chez Wendy ! Ça va aller ».  Wendy est une amie de Janice qui lui sert parfois de nourrice. Le petit garçon grogne un peu, il trébuche aussi, régulièrement. Dans son dos, Janice porte un sac de sport. Il contient les maigres affaires du petit. La jeune femme sait que Wendy est absente, qu’elle travaille, comme à son accoutumée, derrière le comptoir du Camaro, sur Lance Avenue. Wendy fait les matinées au « Camaro Diner Bar & Grill », un Diner à l’ancienne, ou plutôt une copie d’ancien, avec des néons partout, des banquettes craquelées en skaï rouge et blanc comme dans les voitures des années 50. Le sol est carrelé de damiers noir et blanc aux joints crasseux, et dans la journée, les serveuses sont plutôt court vêtues pour attirer une clientèle de jeunes. Que Wendy soit absente ce matin est une aubaine : ça sera plus simple pour déposer l’enfant, pas de question, pas un bruit. Janice le déposera dans la chambre vide où il pourra continuer sa nuit.

Janice a le vertige, elle n’arrive pas à se concentrer. Son fils commence à pleurer un peu, il a faim. Les larmes sont communicatives, Janice aussi, se met à pleurer. « Je suis désolée mon petit ange, je suis vraiment désolée ». La maison est à deux pas, le jour va se lever, et quelques lumières éclairent quelques maisons. Il n’y a pas un chat dehors. Juste Janice et son fils. Une mèche de cheveux tombe devant ses yeux mouillés,  le maquillage de la veille se mêle aux larmes : Janice se sent affreuse. Elle a bien essayé de tenir le coup, elle a bien tenté de tenir son rôle de mère, mais rien n’y a fait : elle a mis le bras dans un engrenage mortel, un mécanisme qui l’attire inexorablement dans un puits sans fond. Certains comparent ça au couloir de la mort : on sait quand on y entre, on sait qu’on n’en sort que les pieds devants. Alors, Janice pleure, et avance résolument vers la maison  de Wendy.

Janice se trouve devant la maison de son amie. C’est une vieille maison à larges lattes de bois, avec un porche sur lequel on trouve une chaise suspendue, une collection de fleurs séchées et une poubelle pleine de bouteilles de bière vides. Wendy n’est pas une fée du logis, mais c’est une fille bien. Pas de surprise, Wendy est absente. Janice a sonné deux fois, personne n’a répondu. Sous la jarre de terre cuite, au pied des marches, il y a un double de la clé de la porte d’entrée. Janice s’en saisit et ouvre sans bruit. Elle jette le sac à côté de la table de la cuisine et prend son enfant dans les bras. Le petit pose sa tête dans le creux de son cou et, de ses petites mains, lui entoure le visage comme il peut. Elle souffle. Elle aimerait vomir, mais pas maintenant. Il est lourd, elle assure sa prise et se dirige vers la chambre de son amie. Pauvreté du décor, Wendy ne roule pas sur l’or. Un vieux canapé pliant sert de literie. Piètre qualité, il en manque quelques lattes. En guise de draps, Wendy à déplié un sac de couchage défraichi. Une montagne de linge sale côtoie une montagne de linge propre, deux tas et des bestioles, des punaises pour la plupart. Janice n’a pas le choix. Elle n’a que Wendy vers qui se tourner. Elles ont été à l’école ensemble, toutes petites. Elles ont grandi ensemble et ont dragué les mêmes garçons au lycée. Aujourd’hui, Wendy n’a personne dans sa vie et Janice n’a plus personne dans la sienne. Jeffrey à disparu un jour, comme s’il n’avait jamais existé.

L’enfant dort à poing fermés, les bras en croix, comme un bébé, dans le vieux sac de couchage. Janice est à genoux à ses côtés. Elle le regarde et ne veut pas le quitter. Pourtant elle le doit. Son addiction l’éloigne de son enfant. Surtout, elle la rend totalement irresponsable et souvent absente, carrément dangereuse. Ses bras en portent la marque, les services sociaux ont été alertés. Wendy saura s’occuper de lui, elle lui a préparé une lettre dans laquelle elle lui dit tout. Elle lui dit qu’elle est son dernier espoir, que le petit ne sera bien qu’auprès d’elle. Elle s’excuse pour tout le mal qu’elle a fait et pour tout le mal que son geste engendrera encore dans le futur. Janice prend la main de son bébé, délicatement, elle ne veut surtout pas le réveiller. Son visage se penche vers l’enfant et ses lèvres déposent un dernier baiser sur son front. « Adieu Jackson, je t’aime ».

Janice se lève péniblement et s’en va. Avant de sortir elle fouille dans ses poches fébrilement à la recherche de la lettre. Elle finit par mettre la main dessus au fond de  son imper et la dépose sur la table de la cuisine. Elle ferme la porte derrière elle et replace la clé sous la jarre de terre cuite. Janice vomit. Un long jet de bile claire fuse et échoue sur le gazon, près du trottoir. Dans l’alignement de l’avenue, le soleil pointe le bout de son nez, un jaune orangé. L’air est encore un peu frais mais la journée sera éclatante. Pourtant, Janice quitte la ville. Elle le doit, pour son enfant.

                                                       

                                                            *

Quand la voiture est déjà loin, Wendy rentre du Diner, il est dix heures tapante. Elle est fatiguée d’avoir passé des heures à servir des pancakes, des œufs brouillés et du café à des routiers de passage, aux policiers de permanence qui terminaient leur nuit, et de manière générale, à tous les lèves-tôt de Jasper, petite ville perdue, au fin fond de l’Alabama. Wendy est crevée. Quand elle entre dans la cuisine, elle ne remarque ni la lettre, ni le sac près de la table. Elle va droit s’assoir sur ses toilettes pour pisser ses cafetières de remontants, et se dirige, les yeux mi-clos, vers la chambre à coucher. Ce n’est qu’à l’entrée de la chambre qu’elle remarque le gazouillis inhabituel qui sort de son lit. Sur le vieux matelas défoncé Jackson est assis et joue avec un petit robot de plastique.

-          Jackson ?

-          Wendy !

-          Qu’est-ce que tu fous là ? Ou est ta mère ?

-          Chais pas…

-          Tu ne sais pas ?

-          Non 

Wendy se frappe le front du plat de la main et souffle. Elle devine les embrouilles de Janice, encore un coup fourré. Ça n’est pas la première fois qu’elle retrouve le petit dans son lit et à chaque fois se maudit de laisser trainer sa clé sous la jarre, dans l’entrée.

-          Tu as faim ?

-          Oui !

-          Qu’est-ce que tu veux manger ?

-          Des Choco Chips !

-          Y a pas ça ici, je vais te faire des œufs.

-          J’aime pas !

-          Tant pis pour toi, ça sera ça ou rien !

Dans la cuisine, Wendy tombe sur la lettre et le sac d’affaires.

 

Wendy,

Je suis vraiment désolée, mais je dois te laisser Jackson. Je sais que ce n’est pas la première fois, je sais que je ne devrais pas, mais je n’ai plus le choix. Depuis que Jeffrey a disparu, je ne vis plus, je ne dors plus, et j’ai commencé à faire des choses que je n’aurais jamais dues. Je me rends compte que je me fais du mal, que je m’enfonce et que je me détruis à petit feu. Je suis devenue trop dépendante à tout un tas de saloperie. Pire, je crois que je sais ce qui est arrivé Jeffrey, mais je ne peux rien dire. Aujourd’hui, Jackson n’est plus en sécurité avec moi, il le sera beaucoup plus avec toi. Si j’avais eu plus de courage j’aurais pu me battre, j’aurais pu changer le cours des choses. C’est au dessus de mes forces.

Dis lui que je l’aime et que je ne l’oublie pas, parle lui de moi souvent. Je penserais à vous.

Merci pour tout,

Janice

P.S. : Méfie-toi de Tom comme de la peste.

 

-               Merde ! lâche-t-elle.

-               Elle est où maman ? demande le petit Jackson.

-               Je n’en sais fichtrement rien Jacky !

Jackson se tient dans l’encadrement de la porte, il semble inquiet. Ce n’est pas la première fois qu’il dort chez Wendy, mais il a un drôle de pressentiment, tout va de travers, il le sait bien. Wendy le regarde, avec de la pitié dans les yeux. Elle l’aime bien le petit Jack, il a les yeux bleu profond de son père et il semble plus intelligent que la moyenne des mioches de son âge.  Elle est tentée de le prendre dans ses bras et de lui faire un câlin mais quelque chose l’en empêche. Elle devine au ton de la lettre qu’elle ne reverra plus son amie et ça lui fend le cœur.  Elle a passé tant d’heure à la persuader d’arrêter de prendre ce mélange de Coke et d’Héroïne qui la faisait passer de l’hyperconscience joyeuse à la pire des déprimes. Elle avait vu Janice sombrer quelques temps après la disparition de son mari, personne n’avait pu croire qu’il avait décidé de s’en aller, comme ça, sans rien dire. Ils s’aimaient, ils avaient un petit garçon, Wendy avait envié leur bonheur. Non, personne n’avait pu croire qu’il avait décidé de partir. Les rumeurs les plus folles avaient couru, pourtant aucune n’avait été assez convaincante. Le mystère restait entier.

Aujourd’hui donc, Wendy se retrouvait avec Jackson et elle savait qu’elle ne pouvait pas s’en occuper. Ça lui crevait le cœur, mais elle décida que d’ici trois jours elle appellerait les services sociaux. Elle ne devait pas s’attacher. Elle ne devait pas laisser Jackson croire qu’il aller rester. Wendy se retourne vers le réfrigérateur et une larme coule le long de sa joue. Elle est fatiguée. Elle aimerait dormir et oublier.

                                                *

Quelque part, sur une route sinueuse, Janice a la tête qui penche sur le côté. Pour éviter qu’elle ne s’endorme, elle a baissé la capote de la vieille Oldsmobile Cutlass 66. Elle roule, avec comme seul but de mettre le maximum de distance entre elle et Jasper. Elle pleure. Janice a l’esprit brouillé par le manque. Elle se dit qu’un peu de coke lui ferait du bien, que ça lui ferait tenir le coup. Elle pense à Jeffrey, à Jackson et à Wendy. Etrangement, déjà, dans sa tête, Jackson ne lui appartient plus. C’est un sentiment tout neuf, ça la rassure. Elle allume la radio et capte une vieille chanson qui lui rappelle de bons souvenirs, et c’est triste à pleurer.

 

“If I leave here tomorrow

Would you still remember me?

For I must be traveling on, now

'Cause there's too many places I've got to see

But, if I stayed here with you, girl

Things just couldn't be the same

'Cause I'm as free as a bird now

And this bird you can not change”

 

                                                 *

Dans sa voiture, Tom Kinkel, l’adjoint du shérif, termine sa patrouille du matin et remonte vers le centre de Jasper en bougonnant. Nuit de merde : un accident de la route avec de la tôle froissée, des corps éclatés, un sacré paquet de monde sur une route secondaire pour foutre une bande de mômes alcoolisés dans une collection de body bags. Oui, une nuit de merde : un rapport à pondre, une tonne de paperasse, les parents à recevoir après les avoir prévenu. Il passe devant le Camaro, hésite à s’arrêter quelques instants pour discuter un peu avec Wendy et prendre un café, mais il est déjà trop tard, elle doit être partie à l’heure qu’il est, pense-t-il. Il rejoint le poste à l’angle de la 2de et de Viking Drive. Le drapeau étoilé flotte fièrement en haut du mat, nouvelle journée de routine au bureau, il parait que des ordinateurs doivent arriver, personne n’en a jamais utilisé, ça le fait vraiment chier. Une journée de merde pour succéder à une nuit de merde. Tom Kinkel est vraiment fatigué.

  • vivement la suite vraiment bravo

    · Il y a environ 12 ans ·
    521754 611151695579056 1514444333 n

    christinej

  • Merci à tous et à toutes, c'est encore un texte en chantier ! Je vais encore beaucoup le retravailler, mais je voulais poser une ambiance, donner le ton pour ce qui deviendra l'histoire d'un tueur itinérant. Surtout, merci pour vos remarques, je trouve que sur WLW on n'ose pas assez dire quand il y a des erreurs ou des imperfections.

    Pour ce qui concerne Freebird, la chanson, je vous encourage à regarder la vidéo sur Youtube qui est issue du film "devil's rejects" : un grand moment de cinéma du réalisateur Rob Zombie. (la fille de la photo c'est sa femme, Sheri Moon Zombie, qui joue dans le film)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Stamped 500

    Jean Louis Michel

  • Le décor est planté, les personnages brossés et le lecteur appâté... jusqu'aux paroles de Lynyrd Skynyrd, du coup on attend la suite Jean-Louis!!! Comme Jones, je regrette un peu le côté un peu trop "descriptif" de certains passages (sujet+ verbe) qui ne créent pas "l'ambiance", mais franchement c'est pour chipoter... Bravo Jean-Louis!!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Oui, ça sonne bien, et j'ai envie de lire la suite. Tous les ingrédients sont semés pour faire un bon polar sombre à souhait...!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

  • Bravo encore pour la manière très US de planter le décor et les personnages, ça sent l'amour des bons polars américains et ça fait du bien. On se laisse emporter malgré les faiblesses ici ou là... D'ailleurs , si je puis me permettre une petite critique (constructive évidemment ;)), je trouve que les annonces marquées par les verbes d'action (genre Janice a le vertige, janice vomit, Janice se trouve devant la maison) ralentissent le récit, ne lui apportent pas. Elles pourraient disparaitre sans nuire au rythme ou être remplacées par des introductions plus neutres... Voilà, enfin c'est ce que j'en dis.
    But go on, bro'...
    J'attends la suite avec impatience, ça sonne bien et ça donne envie de suivre le parcours de cette Janice.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • oh oui!!! une suite!!! et du noir en plus! j'adore! mais petit chenapan, tu nous mets l'eau à la bouche et ensuite tu nous dis qu'il faudra attendre!
    t'es un malin, toi!! tu maintiens le suspens! :)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 0052 orig

    Karine Géhin

  • En fait, c'est le premier chapitre d'une nouvelle histoire. La première pierre, encore imparfaite ! Je vais prendre mon temps, ça va être noir, très noir !!! Maintenant il va falloir attendre longtemps avant d'avoir la suite ! :-)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Stamped 500

    Jean Louis Michel

  • félicitations Jean-Louis, c'est une très bonne nouvelle, qui m'a embarquée!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 0052 orig

    Karine Géhin

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