Gourmandise

Midi a sonné depuis plus d'une demi-heure et le docteur Arthur n'est pas encore rentré.

Dans la cuisine, ma tante Lisa ronchonne.

- Déjà, que le rôti n'est plus qu'une bidoche presque carbonisée, et les petits pois…Regarde, ils sont racornis! Tu sens? Ils commencent à puer le roussi.

J'aime rendre visite à ma tante, si grincheuse et pourtant si généreuse.

Elle m'apprend ses secrets culinaires.

Elle est la cuisinière du médecin depuis plus de 20 ans.

Soudain, par l'entrebâillement de la porte, la tête blanche du docteur apparaît.

- Ah! Tu es là Vivi, tu vas bien?

- Oui merci! Et vous? Quoi de neuf docteur?

(Je sais, c'est un peu ridicule, j'aime imiter Bugs Bunny)

Il sourit.

- Lisa, j'ai ramené Raymond pour dîner, vous pourrez nous offrir vos crêpes à la confiture comme dessert?

Tante Lisa soupire et chuchote.

- Ce Raymond! Toujours là pour faire le pique-assiette!

Vivi! Ne reste pas dans mes pieds, va porter les plats au docteur.

J'obtempère et reviens très vite à la cuisine.

Je vais enfin, connaître le secret de ses crêpes à la confiture.

Elles sont si bonnes et si légères.

Tandis que dans la salle à manger les fourchettes cliquètent, les couteaux crissent dans les assiettes et les verres s'entrechoquent.

Ma tante commence la pâte en maugréant.

Elle saisit quatre œufs, tachés de fiente (des œufs de ferme). Elle les brise avec la brutalité d'un chevalier, fracassant les crânes tondus d'un infidèle.

Chaque moitié de coque, comme un nez d'enfant enrhumé, laisse couler de longs filets glaireux…

Près des jaunes qui attendent dans un autre bol, ma tante, armée d'un fouet, bat la morve tremblotante qui se crible de bulles, blanchit et monte.

Tante Lisa s'escrime furieusement en rugissant, la sueur coule sur son visage congestionné. Ses boucles grises lui collent au front. Elle grince des dents!

Le bol déborde d'une mousse, tel un plat de crème fraîchement battue.

Elle retourne le bol, miracle, rien ne tombe!

Satisfaite, elle y précipite les jaunes d'œufs, ils tâchent la masse ouatée et lui donnent l'aspect d'un énorme coton-tige retiré d'une oreille colossale…

Elle ajoute de la farine, de la maïzena, du lait, de la bière, sans peser, ni mesurer.

Dans la poêle, le beurre fondu crachote et pète.

Une louche de mixture y culbute, cela grésille. Elle fait tourner la poêle et par un coup sec du poignet, la crêpe s'élève dans le ciel de la cuisine, pour retomber et subir le même sort de l'autre côté.

La crépitation s'achève. Elle recommence l'opération six fois.

Ensuite, elle attrape le pot de confiture à l'éclat rouge cadmium, de l'or!

La gelée de groseilles maison.

Elle reprend chaque crêpe, y tartine la gelée, les plie en quatre et les dépose sur un joli plat en porcelaine ou des roses s'accouplent avec des feuillages d'un vert printanier.

Elle saupoudre le tout de sucre et verse une bonne lampée d'eau de vie, elle fait flamber le dessert et se rue vers la salle à manger, emportant le plat, fière comme une athlète brandissant la flamme olympique.

J'espère qu'ils en laisseront…