Grand principe n°2 : Bienvenue dans le monde selon Darwin

noiprox

Check-up complet. Connexions synaptiques difficiles, douleurs dans le poignet, mémoire à court terme endommagée. L'historique affiche une belle soirée mais le système d'exploitation ne parvient pas à en retrouver les fichiers. Le système quitte inopinément, je redémarre en mode sans échec.

La degré d'activité de mon cerveau est proche de la nullité. Encore habillé, vautré dans un canapé, la seule chose qui occupe mes pensées est de trouver quel liquide frais viendra inonder mon gosier desséché. La bouteille la plus proche est à portée de bras, mais mon instinct me dit qu'elle ne contient pas que du coca. L'idée que mes lèvres puissent se baigner dans le mélange tequila-vodka d'hier soir me donne envie de vomir. Surtout sans citron.

Le jour est depuis longtemps levé mais tout le monde est encore couché. Scotchés par l'épaisse couche d'alcool séché qui s'est formé sur le lino imitation parquet, les corps alcoolisés ressemblent à ces mouches agglutinées sur les rubans adhésifs que les bouseux accrochent au plafond de leur cuisine. Seul debout au milieu des corps agonisants, j'ai l'impression d'être le roi de la tribu de Dana. Je commence à chanter. Visiblement, l'alcool n'a pas été complètement évacué.

Dans ma tête, il est encore 16 heures du matin et nous sommes un jour après vendredi, ce qui signifie que dans trois heures et quinze minutes de retard, j'ai rendez-vous avec le prototype de la femme parfaite pour une évaluation préliminaire. Je ne peux décemment pas aller à notre premier rencard dans cet état là. Pas avec cette tête d'australopithèque, les cheveux plaqués à la Justin Bieber et une haleine de maroilles en décomposition avancée. Il me reste trois heures pour me préparer et c'est pas gagné.

Dans le métro, les gens ne se bousculent pas autour de moi. Tous ont reconnu la démarche caractéristique de l'homo erectus mal réveillé. Il faut dire que j'ai un peu de mal à marcher droit et que mon avant-bras gauche, dans un sale état, me tire vers le bas. Mon esprit est comme happé par le vide. Seuls les mécanismes vitaux de mon cerveau ont été remis en état de marche, les connexions périphériques en sont encore à l'état éthylique.

Dehors, l'air frais remplit mes poumons comprimés et je tousse comme un nouveau-né pourrait crier. Mon cerveau est à nouveau approvisionné après plusieurs heures d'apnée, ma démarche devient plus fluide, mes yeux s'habituent à la lumière naturelle, quelques souvenirs reviennent avec de bonnes nouvelles, ma conscience avec de mauvaises : je retrouve les capacités de l'homo habilis, notamment celle qui me permet de retracer le cours de la soirée simplement grâce aux tickets de caisse glissés dans la poche arrière et à la boîte d'envoi des SMS... Mais hier déjà, je savais que ce petit shot de tequila aurait raison de moi.

Mon système d'exploitation passe à la vitesse supérieure. Je parviens à me remémorer les codes de chez moi, changés il y a à peine deux mois et évolue vers le sixième étage. Je retrouve ma tanière et mes outils, je suis l'homo sapiens sapiens à l'ère du numérique. Je cuis ma viande sur des plaques électriques en écoutant de la musique électronique, mes repères spatio-temporels se sont largement rapprochés du réel. Dans moins d'une heure et demie, j'ai rendez-vous avec la fille. Il devient donc de crucial de remplacer cette mauvaise mine par une apologie du style.

L'homo gqus est l'espèce la plus évoluée de notre humanité. Il feuillette les magazines qui lui parlent d'homme à homme et qui connaît les meilleurs sons à passer en soirée. Il a une barbe de trois jours rasée à trois millimètres, une coupe déstructurée sculptée à la cire mentholée et est le seul à connaître les points de distribution Vice à Paris. Il plaît aux femmes parce qu'il est beau, propre sur lui et qu'il a assez d'assurance pour prendre des initiatives. Il manipule les mots avec dextérité et connaît par coeur le manuel de vie en société. L'homo gqus est un être de son temps qui n'a d'autre avenir que celui qu'il est en train d'écrire.

Le visage adouci par un gel nettoyant sans savon, les cheveux brillants et légers, une douce odeur de papaye de Nouvelle-Guinée... Je renais sous cette forme évoluée. La douche m'a lavé de mes pêchés, j'en ressors purifié. Mes confessions privées appartiennent désormais au passé, j'enfile un caleçon propre. Levi's 512 blue denim #016745 faussement délavé, chemise à carreaux vraiment froissée au-dessus d'un undershirt fraîchement repassé, le tout cintré d'une ceinture noire, sobre mais classe et surmonté d'un cuir d'agnelet. Diesel Fuel For Life, Iphone 4 et Marlboro Originals, je prends mes marques pour ce nouveau départ.

Dernier coup d'oeil dans le miroir, activation du mode swag. C'est un homme neuf, décontracté et sociable qui sort de son loft pour rejoindre l'agitation de la capitale. L'être civilisé a fait taire l'animal. De la soirée d'hier il ne reste plus de traces, si ce n'est quelques histoires salaces qui je le sais, referont surface lors d'une prochaine soirée. Pour l'heure, je suis un pur produit de la société moderne et mon ramage répond à tous les critères actuels de la sélection naturelle. En moins de trois heures, je suis passé du lombric à l'être civilisé et chose assez rare pour être remarquée, le quart d'heure de retard vient juste d'être dépassé alors que j'arrive sur les lieux de ma prochaine épopée. L'histoire peut continuer. La belle m'attend dans un bar, j'appelle :

"Allô ?
- Ouais, Lucy..?"

Retrouvez l'intégralité de mes textes sur le blog http://noiprox2011.wordpress.com/


  • Grâce au coup de coeur des admins (tout à fait justifié...), je découvre tous tes autres textes.

    Et ça me plait beaucoup ...!!! Une belle écriture, fluide, plaisante, très bien maîtrisée... bravo !

    · Il y a environ 12 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

  • @loulasome @minoustex Lucy la lumière ou Lucy la femme préhistorique, les deux marchent (même si je pensais davantage à Lucy notre ancêtre...

    @Lézard des Dunes Non, je connais cet auteur, pourquoi?

    A tous les autres, merci beaucoup pour vos commentaires !!!

    · Il y a environ 13 ans ·
    Tumblr m6wy3q65ss1rz6mn4o1 500

    noiprox

  • Excellent !! Une écriture dynamique et acérée ! J'aime !!

    · Il y a environ 13 ans ·
    Nature orig

    mls

  • Tu connaîtrais pas un auteur de BD du nom de Boulet ?

    · Il y a environ 13 ans ·
    Dargon d absinthe orig

    Lézard Des Dunes

  • "pas forcement la vieille Lucy!", un peu de respect c'est notre ancêtre

    · Il y a environ 13 ans ·
    Chat

    Eric Varon

  • Beau style branché, dynamique, et subtilement critique ?

    · Il y a environ 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Merci Lousalome, je suis les bonnes recommandations, et je ne le regrette pas !
    Quelle évolution ... Pour trouver Lucy, non, pas la vielle Lucy, mais peut-être bien cette bonne vieille Lucy qui fait atteindre le ciel ...

    · Il y a environ 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

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