Herbefolle

sophie-dulac

Galop D’essai

 

Herbefolle

 

Le  soleil se retirait doucement derrière  la lisière de la forêt de Réno.

Les couleurs tendres du crépuscule plongeaient peu à peu la pommeraie et la carrière dans un voile rosé.

Depuis qu’Elrond était en retraite au pré sous le vieux saule, Marie ne finissait jamais une journée sans venir saluer son ami.

Ce samedi soir, on entendait encore d’ici les derniers clients du Club House musarder.

Quand Marie passa le portillon, Elrond dressa ses deux oreilles, il la reconnut d’emblée. Pourtant,  il avait eu une foule de visiteurs dans son enclos, les enfants de l’école d’équitation principalement qui lui amenaient leurs caresses en partant en balade.  Il savait que les après-midi d’été leur étaient destinées et il s’en réjouissait.  Il aimait par dessus tout entendre leurs rires qui éclaboussaient sa vie à la belle saison.

Avant de converger vers Marie, ses naseaux s’élargirent et frémirent. Il attrapa doucement comme à l’accoutumée le bas de son tee-shirt. Elle sourit en lui tendant la carotte qu’elle essayait désespérément de cacher derrière son dos.

Epuisée par ce début de week-end chargé mais heureuse et soulagée par le bon taux de remplissage des stages d’été, Marie posa ses deux mains autour de l’encolure du cheval et déposa un bisou sonore bien au centre de son  chanfrein. Elle fut comblée par la réaction instantanée  d’Elrond qui fit pivoter ses deux oreilles, une paire d’antennes de velours, dans tous les sens en signe de contentement et de fraternité.

Marie chérissait ces instants de tête à tête, la présence d’Elrond la libérait de toutes les tensions accumulées dans la journée. Au delà de toute l’affection sincère qu’elle portait à son cheval, Marie le considérait comme son catalyseur d’énergie.

 Elrond ignorait les sceptiques, les créanciers pressés, les esprits chagrins et le banquier soupçonneux. Il faisait  confiance en Marie en son potentiel et en ses capacités.

Il était d’Herbefolle comme elle, comme elle il avait connu la mutation de la propriété percheronne en club hippique, l’agrandissement de la «longère» pour y incérer le Club House, la création des écuries et de la vingtaine de boxes, la construction de la carrière puis du manège.

A la mort accidentelle de son père, Marie avait bien songé à revendre le domaine pour reprendre éventuellement des études mais Elrond était sa seule famille, Herbefolle ses seules racines, elle ne pouvait renoncer à tout ce qui avait été sa vie depuis qu’elle était petite fille et savait monter.

Après avoir accepté un lourd et bel héritage, les écuries d’Herbefolle,  huit chevaux, une douzaine de poneys, un minuscule carré de Normandie et ses dettes, elle avait décidé d’entamer vaillamment , d’aucuns diraient inconsciemment, une nouvelle saison.

 

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Elrond savait que Marie passerait, il avait compris qu’il pouvait l’aider à décompresser. Bienveillant et protecteur parfois cabotin mais jamais importun, il essayait de la réconforter par des gestes de tendresse familiers.

Il se souvenait des  premières barres sautées avec Marie, de cette petite bonne femme haute comme trois pommes, déterminée et courageuse. Il avait été séduit par son caractère entier, son teint aussi frais et délicat qu’un bouton de rose qui s’empourprait de coquelicot après chaque effort, ses yeux d’un bleu très pâle couleur de l’aube en été et sa chevelure dorée de blé mur. Ensemble, ils avaient fière allure sur les paddocks. Ils avaient été sélectionnés pour le championnat de France Junior, pour Marie il aurait pu voler, pour Marie il aurait pu gagner. Mais Herbefolle en était à ses balbutiements et accaparait entièrement  la famille de Marie. L’entreprise demandait de l’argent mais aussi  beaucoup de temps, d’espoirs et de labeurs.

Alors ils avaient œuvré ensemble pour le domaine. Elrond avait fait  sa part, toute une vie de cheval de club, d’efforts fournis en cours d’équitation, de changements permanents de propriétaire, toute une vie de bons et loyaux services. Aujourd’hui vieux, fourbu et usé, il se demandait, les naseaux  dans la nuque de Marie, pourquoi les hommes allaient rarement aux bouts de leurs rêves ?

 

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L’aurore se levait sur la  forêt de Réno brumeuse et givrée. L’été avait filé dépouillant Marie de ses illusions. Elle avait pourtant travaillé très dur mais les dettes s’accumulaient et les créanciers se  pressaient. Marie, acculée et éreintée, demanda conseil à un vieil ami de son père, notaire à Mortagne.

Il lui présenta un jeune conseiller en patrimoine susceptible de pouvoir lui venir en aide.

Yves possédait l’étonnante décontraction et le charme infaillible d’un jeune loup de la finance. Tout lui réussissait et peu de choses lui résistaient. Il avait trouvé cette jeune femme d’emblée très à son goût. Mais pour conquérir Marie, rebelle et indocile, il fallait s’armer de patience, dompter sa défiance et percer sa timidité. Arrivé à ses fins, il avait du se rendre à l’évidence, il était tombé lui même très amoureux.

Pour Marie, brisée par la mort de son père puis par sa saison exténuante, sa liaison avec Yves lui apportait la quiétude et l’assurance nécessaires à son épanouissement. Elle pouvait enfin faire une pause pour s’occuper réellement d’elle même, de ses aspirations, de sa vie.

Elle se sentait aimée, soutenue par un chevalier servant qui la préservait  des affres de la solitude et surtout des tracasseries de  la gestion d’Herbefolle.

Yves avait rapidement pris les choses en main et établit un plan de redressement et une nouvelle orientation pour le Club.

Introduit dans la bonne société parisienne, il connaissait des propriétaires de chevaux qui cherchaient une pension haut de gamme à la campagne pour pouvoir monter en fin de semaine. Situé idéalement dans le Perche à une heure trente de Paris, Herbefolle correspondait à ces attentes.

Il suffisait de rénover les boxes et la sellerie, d’agrandir et de moderniser  le Club House avec la création d’un solarium, d’une piscine et  d’un SPA.

Les travaux étaient déjà en cours de réalisation, l’ancienne activité en liquidation.

Marie qui suivait des cours de management sur Paris venait parfois superviser les travaux. Ce matin, elle n’avait pas pu se résoudre à quitter la Normandie sans venir embrasser Elrond.

Il la vit passer le portillon mais ne bougea pas. Il était perclus d’arthrose et il ne souhaitait pas que Marie le voie décrépi et fatigué. Ce n’était plus de la fierté peut être un reste de dignité.

Marie en s’approchant remarqua tout de suite qu’Elrond avait vieilli. Son dos s’était encore creusé, les poils autour de sa tête avaient blanchi, il ressemblait à un vieux marquis de  cour déglingué qui avait poudré son toupet. Cette perruque lui faisait  ressortir ses yeux sombres et luisants, on aurait pu croire qu’ils avaient été grossièrement fardés.

Elle avait apporté une couverture, elle l’ajusta  puis lui gratta affectueusement le garrot avant de l’étreindre. Elrond se laissa faire, tant qu’il respirait l’odeur de Marie, il ne pouvait être plus heureux. Quand elle se détacha, il sentit qu’elle était troublée.

Marie cherchait vainement une structure pour recueillir Elrond afin qu’il accède à la retraite dans de bonnes conditions. Il était sur la liste d’attente dans un refuge à Etretat mais on y donnait la priorité aux très jeunes trotteurs réformés des courses qui étaient promis à l’abattoir. L’abri de l’enclos était trop léger pour affronter l’hiver, les boxes étaient maintenant tous réservés et Yves la poussait à prendre une décision. Cette divergence la minait, elle refusait de considérer Elrond comme un simple outil.

Le vieux cheval était lui sincèrement accablé d’être la cause des tourments de Marie. Il ne lui attrapa pas le bas de son vêtement comme à l’ordinaire, aujourd’hui sa veste était trop belle. En posant délicatement ses naseaux dans ses fines mains froides, Elrond vit de la pluie dans les jolis yeux bleus de Marie.

 

 

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Depuis que la forêt avait enlevé son manteau vert, Marie était partie pour Paris. Elrond la voyait rarement mais se trouvait satisfait de la savoir en couple et épanouie. Son éloignement lui pesait beaucoup d’autant que ses crises de rhumatisme le faisaient souffrir. Sa seule consolation était leurs rares rencontres où il l’avait sentie fort heureusement apaisée et sereine, sauf cette dernière visite. Marie lui était apparue anxieuse.

Toutefois, Elrond espérait qu’elle  se tracassait davantage pour la mutation d’Herbefolle que pour sa santé.

Il entendait dans la journée au loin le tintamarre des travaux entrepris autour de la « longère ».  Il avait partagé un temps son enclos avec d’autres chevaux. Des visiteurs étaient passés les inspecter, palper chaque membre, scruter sous chaque pied, vérifier minutieusement chaque articulation en chalands avertis. Aucun n’avait posé un regard pour sa pauvre carcasse. Ils n’avaient eu à son encontre que des silences gênés et des soupirs feutrés qui laissaient présager qu’ils sauraient peut être grappiller quelques sous sur ses vieux os usés.

 Au fil des jours,  ses congénères l’avaient quitté un à un.

Elrond ne se sentait cependant pas seul. Il s’était lié d’amitié avec une troupe de lapins de garenne qui était venue, aux premières gelées, grignoter dans sa botte de foin. Puis une bande de petits moineaux, quelques coucous et mésanges descendaient à tour de rôle lui tenir compagnie. Ils se tenaient à l’abri du vent derrière l’abri, Elrond les réconfortait avec le souffle doux de sa respiration. Ils gonflaient leurs plumes pour garder cet air chaud plus longtemps.

Sous leurs couettes duveteuses, les oiseaux réchauffés et revigorés lui chantaient des histoires de printemps, de floraisons et de nichées, de tendresse et de chaleur retrouvées.

A son tour, Elrond leur racontait le temps où il avait fière allure, le garrot saillant, le poil brillant, la crinière et la queue fines et soyeuses, le temps où il galopait pour une petite fille aux cheveux dorés, le temps de sa jeunesse perdue.

Quand la bruine froide d’automne tomba sans fin sur son dos éreinté,

Elrond comprit pourquoi les hommes ne parlaient jamais aux oiseaux.

 

 

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Quand Paris fut tout endimanché par les lumières de Noel, Yves invita Marie à souper dans un grand restaurant au deuxième étage de la Tour Eiffel. Une coupe de champagne à la main, les jardins du Trocadéro déroulés sous ses yeux comme un tapis doré, il demanda à Marie de l’épouser.

Marie qui n’arrivait pas à analyser ses sentiments fut dans un premier temps déconcertée. Elle était touchée par la galanterie et la prévenance d’Yves à son égard, elle se sentait chahuter par cette demande qu’elle pensait trop précoce. Mais elle éprouvait de la tendresse pour l’homme, elle avait réussi contre toute attente à percer sa carapace d’affairiste insensible. Il se montrait romantique, attentionné, aimant et surtout il savait la protéger et la soutenir dans tout ce qu’elle entreprenait. En trois secondes à peine, elle acquiesça. Ils firent ce soir là des projets concernant leurs noces qui devaient, Yves le souhaitait, être inoubliables et somptueuses. Il donna à Marie carte blanche dans l’organisation pour le printemps d’un vrai mariage de conte de fées puis grisés par le champagne, ils allèrent enlacés admirer les vitrines de Noel animées du Boulevard Haussmann.

Marie désireuse de bien faire les choses fut accaparée par les préparatifs du mariage. Le soir, à la sortie de son école de management, elle courait les photographes, les traiteurs, les restaurants, les tailleurs, les papeteries, les bijoutiers et d’autres magasins spécialisés. Elle essayait d’établir des listes de toutes sortes, des invités, des cadeaux de mariage, de la composition du cortège, des tenues de cérémonie et des accessoires. Elle tenta enfin de trouver quelqu’un pour la mener à l’autel. Elle pensa naturellement à un équidé de six ans son ainé : Elrond.

Son idée ne fut pas du goût de son fiancé qui ambitionnait quelque chose de plus conventionnel et lui fit comprendre qu’il ne voulait pas voir de canasson le jour de son mariage. Déçue et meurtrie, Marie monta le ton en précisant qu’ils n’étaient pas encore mariés. Elle fit prestement ses bagages et beugla qu’elle retournait vivre avec son cheval. Il la rattrapa dans l’ascenseur, s’excusa à genoux, lui expliqua que finalement peu lui importait. Il lui proposa de l’enlever tout de suite pour un mariage à Las Vegas. Ils s’envolèrent le lendemain soir, le sosie d’Elwis les maria manu militari puis ils partirent en lune de miel sur un bateau de croisière dans les Caraïbes.

Une nuit entre les Barbades et Sainte Lucie, Marie se réveilla en larmes dans des draps de satin. Angoissée et tremblante, elle venait de faire un terrible cauchemar. Elle avait vu Elrond égorgé se vider de son sang. Puis en reprenant son souffle, elle sut irrémédiablement que ce cauchemar était devenu  réalité, il était arrivé malheur à Elrond.

Elle comprit que dans sa quête chimérique de romanesque, elle avait oublié la créature qui l’aimait le plus sur cette terre : son cheval.

Elle s’était perdue pour des épousailles de pacotille. En voulant sauver Herbefolle, elle s’en était tant éloignée, qu’elle s’était dépouillée de tout honneur. Elle avait épousé cet homme sans amour, elle avait épousé cet homme par sécurité comme si elle avait souscrit une assurance vie. Elle se méprisait. Elrond aurait du mourir dans ses bras, elle se promit de ne plus jamais monter sur un cheval, elle se promit de ne plus jamais se mentir à elle même.

 

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Le ciel avait quitté sa couleur entre chien et loup puis la nuit d’hiver abattu son rideau sombre et froid, Elrond, saisi d’une crainte diffuse, un sentiment d’appréhension incontrôlé pensait à Marie qu’il n’avait pas vue depuis des semaines.

 Ce silence le terrifiait, il pressentait qu’elle était en danger, il ne percevait pas d’atteintes physiques mais son instinct la voyait désespérée et perdue. Cette prémonition le tourmentait au delà du supportable.

Toute la nuit, son impuissance à lui venir en aide le tortura.

Ils arrivèrent à l’aube, quand Elrond les vit, il comprit  immédiatement leurs intentions. Ils le chargèrent dans le van, le silence à l’orée de la forêt de Réno était infini, un silence de cathédrale, le chœur des chênes au secret.

Il quitta Herbefolle sous les premiers flocons de l’hiver.

Le trajet ne fut pas long, l’attente rapide. On le lâcha dans le hangar, on le dirigea dans un couloir étroit. Il sentit l’air vicié par la mort, le sang et la peur mais il continua fataliste presque paisible.  Une trappe se referma derrière lui, entravé, il ne pouvait plus avancer ni reculer. Un homme s’approcha une arme à la main, spontanément, Elrond se noya dans le souvenir du bleu délavé des yeux de Marie. Quand l’employé appliqua le pistolet sur le front de la bête, il fut surpris par la tristesse et la sérénité de ses yeux. Le coup partit sourd et bref et perfora la boite crânienne.

L’homme qui n’avait jamais vu un cheval si calme et si digne devant la mort ne savait pas qu’il allait saigner un cœur empli d’amour et d’humanité.

 

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L’été, quand les étoiles filent au firmament, la brise de la nuit chuchote dans les grands arbres qu’Elrond d’Herbefolle trotte toujours dans les fougères et les bruyères sur le chant à l’unisson des moineaux du vieux saule.

 

 

 

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