Il n'y a pas que les hommes-grenouilles qui sachent décrocher les rideaux

Thierry Kagan

Tout a commencé extrêmement simplement. J’ai trouvé un portefeuille avec 1000 euros dedans. Plus précisément, un billet de 532 euros et deux de 234. Il y avait aussi une carte d’identité avec dessus une photo de moi quand je suis content de rien et quelques poils de mon chien. Ou de ma femme. Je ne pourrais dire, en fait. Ils s’appellent pareil : ça a des avantages certains mais me fait confondre un peu tout ce qui les concerne.

Une telle probabilité n’arrive qu’une fois sur 6 milliards.

Et encore… quand elle arrive !

Une autre fois. En plein désert de Gobi. J’ai trouvé totalement par hasard sous une pierre, elle-même coincée sous une autre plus grosse - sa mère, certainement -, une facture EDF du trimestre suivant, à mon nom. Vous vous seriez dit comme moi : pas de raison que ça s’arrête là, non ?

Vous croyez qu’après je suis allé jouer au loto ? Eh bien non, je suis allé au Franprix en bas de chez moi. Et ce qui devait arriver arriva : à la caisse, au moment de payer, un luminaire est tombé sur l’étalage des carottes.

Il n’y avait qu’une chance sur une infinité qu’il y ait un rapport entre ma décision de ne pas jouer au loto et le fait que le luminaire ait choisi des carottes pour tomber dessus.

Et cette chance… c’est moi qui l’ai eue !

Alors naturellement, je me suis présenté à un concours national pour devenir homme-grenouille.

De la grenouille, je n’avais l’expérience que de quelques filles moches et cloches.

De l’homme, celle de moi-même, surtout quand j’étais mioche.

Eh bien, jeune homme, je vous le donne en mille :  j’ai été pris !

Et j’en suis là, aujourd’hui, patron de la plus grande multinationale d’hommes-grenouilles du monde. Avec un chiffre d’affaires par secteur d’activité absolument phénoménal.

La niche qui marche le mieux et sur laquelle personne – absolument personne ! – ne peut entrer sans se faire mordre, c’est la niche des hommes-grenouilles décrocheurs de rideaux.

Voilà jeune homme, vous savez tout.

Ah ! Docteur. Enfin vous voilà. Je suis content de vous revoir. Vous n’avez pas changé depuis hier ! Peut-être un petit herpès en plus. Ah non ! c’est une mouche. Je me disais aussi, un herpès qui vole, c’est ridicule. Puis ça doit être difficile à soigner.

Votre assistant a l’air très investi de sa mission. Avant que vous n’entriez, pendant que je lui contais l’histoire de mon succès professionnel, il m’a palpé comme on ne m’avait jamais palpé, ça m’a  fait un bien fou. Et il fait ça beaucoup mieux que les pickpockets.

Tous les deux, vous êtes bien docteurs, n’est-ce pas ?

Parfait. Je me disais aussi, vous voir comme ça avec des bats de base-ball et des bottes en caoutchouc, vous ne pouvez être que docteurs.

Ou alors médecins. Ou toubibs. Mais pas moins.

Ou alors, je suis fou… J’suis pas fou, docteur, n’est-ce pas ?

Oh là, je… je sens... Mon crâne me gratte de l’intérieur et je crois que le sixième doigt que j’aurais toujours dû avoir commence à poindre.

Palpez-moi, jeune homme, palpez-moi !

Vous préférez que je dorme ? Oui, vous avez raison.

Docteur, bonsoir. Mes amitiés à ceux qui sont encore en vie grâce à vous. A ceux entre la vie et la mort qui hésitent encore. Et à ceux qui n’hésitent plus du tout, grâce à vous, toujours.

Jeune homme, vous faites un beau métier. Ne le gâchez pas avec des malades. Soignez les gens sains, ils fonctionnent mieux.

Bonsoir. Et merci.

Allo ! Oui, ça va chez vous ? Oui, oui, oui. C’est bon. Je crois qu’ils vont me garder encore un peu. Aujourd’hui, mouais… je pense que le docteur s’ennuie avec moi. Faudrait que je lui trouve autre chose à raconter. Il m’envoie ses internes, je crois qu’il m’évite. Mes hommes-grenouilles ne l’impressionnent plus, certainement. Vous avez une idée ? Non, non, je ne lui dirai pas que j’ai été adombré par un lémurien, il ne comprendrait pas et me prendrait pour un fou.

Que mes saillies m’ont rendu père de milliers d’enfants au Japon ? Oui, à la rigueur, ça l’amusera.

Sinon, les chiffres, ça donne quoi cette semaine ? Toujours autant de folles dingues qui s’arrachent nos services ? Comment ça, la concurrence grignote. Mais Jean-Pierre, nous sommes les meilleurs et les moins chers. Jean-Pierre, pendant que je suis en convalescence, je compte sur vous pour me racheter les concurrents les plus agressifs. Quel que soit leur prix ! Il n’y a que nos hommes-grenouilles qui sachent décrocher les rideaux comme nous le faisons. Ne me décevez pas, Jean-Pierre.

Bonsoir. Et merci.

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