Intolérage

nouontiine

« De grâce mademoiselle, épargnez-nous ! », lança-t-il de sa voix chevrotante, trop aigue pour un homme de sa corpulence. Un type sans âge, qui pouvait aussi bien être âgé de 30 ou 50 ans.

Par hasard ou par égard, on l’avait placée là, face à Jacques, au milieu de la longue table en bois d’ébène. Et depuis un moment elle l’observait, de biais, la bouche dédaigneuse.

      « Ouvrez un peu la fenêtre si vous voulez. Cela ne me dérange pas », rétorqua-t-elle avec nonchalance, sans prendre la peine de s’adresser directement à lui.

« Je vous demande pardon ? », enchaînait-il d’une voix sèche maintenant.

Silence brutal autour de la table. Petit rire gênée de Leonora, l’hôtesse.

« L’air frais ne me dérange pas », reprit-elle sur le même ton, agacée déjà par la tournure que prenait cette négociation.

« Oui, Jacques. Ouvre donc un peu la fenêtre, il fait une chaleur dans cette pièce ! », renchérit Leonora d’une voix trop enjouée.

« Ah !... Donc, si je comprends bien, c’est à moi qui me trouve dos à la fenêtre de subir les bourrasques du vent et de risquer une bronchite pour que... mademoiselle... mademoiselle truc fume tranquillement sa cigarette. C’est bien cela Leonora ? ».

« Maya. C’est Maya », risqua Leonora de sa voix douce.

« Mademoiselle truc me va très bien ! », trancha Maya d’un ton aigre.

« Qui reprendra un peu de vin ? », tenta Samuel pour relancer l’ambiance.

« Volontiers », déclara Maya d’un ton volontairement suave, plantant un beau sourire sur ses lèvres charnues.

« Et en plus, ça boit ! », grogna Jacques en se saisissant d’une bouteille d’eau gazeuse.

« Et bien, nous sommes en charmante compagnie ce soir Leonora. Vraiment, j’admire ton penchant altruiste pour la diversité », ironisa Maya, en écrasant son mégot sur le cendrier disposé près d’elle, persistant à ignorer Jacques.

« Allons, allons. Goûtez donc ce poulet yassa. Je l’ai laissé mijoter toute la journée », reprenait Leonora pour en finir.

« Pardonne-moi Leonora, mais l’odeur de tabac froid m’a coupé l’appétit. Je ne peux décemment manger avec un cendrier presque collé à mon assiette. Je trouve ça d’un égoïsme, d’une impolit...».

 « La démocratie ! Dire que j’ai quitté mon pays pour goûter à la démocratie », l’interrompit Maya, dont le sourire devenait grimaçant.

- « Vous apprendrez, mademoiselle, que votre liberté s’arrête LÀ où commence celle des autres », reprit Jacques, soudain sûr de lui et de sa suffisance.

- « Et bien Jacques, apprenez donc la tolérance. Nous sommes en France, terre de différence par excellence et, mis à part vous, je crois que personne ici n’est incommodé par la fumée », enchaîna Maya en observant la tablée.

Chacun, le nez plongé dans son assiette, semblait déguster son plat et ne prêter qu’une oreille distraite à la conversation qui s’envenimait.

- « Détrompez-vous. Il me semble au contraire que la plupart d’entre nous subissent la tyrannie exercée par les fumeurs. On est taxé d’ayatollah dès que l’on ose se plaindre de la fumée dégagée par une cigarette. Je suis pour ma part un individu très sain : je ne bois pas, je m’alimente de manière saine et frugale et, cela s’entend, je ne fume pas. Alors pourquoi devrais-je laisser des individus de votre espèce réduire tous mes efforts à néant, sous prétexte que l’on est en démocratie ? Quelle blague ! ».

- « Simplement parce que cela vous permettrait de renforcer vos défenses immunitaires, Jacques ! Son prénom claquait comme un coup de fouet sur sa langue. Profitez donc de cette soirée pour vous intoxiquer un peu. Ainsi, vous pourrez commencer une nouvelle purge demain, purifier votre corps et surtout votre esprit. D’ailleurs, je vous déconseille l’eau gazeuse, celle-ci provoque des gaz. Et nous n’aimerions pas avoir à respirer l’un de vos pets ! ».

Pour ponctuer ses paroles, Maya sortit une autre cigarette de son étui et la porta à ses lèvres avec une délectation appuyée. Elle l’alluma avec grâce, de ses longs doigts fins, à peine jaunie par le tabac et se calla confortablement sur son siège, face à Jacques dont les traits lisses s’étaient soudain durcis.

« La fumée ne vous dérange pas ? », lança Jacques à la cantonade.

Malaise autour de la  table. Regards fuyants.

« Non, je me permets de poser cette question, puisque d’autres ne daignent même pas s’en donner la peine... », poursuivait-il.

Regards gênés à nouveau.

Maya, furieuse, s’écria alors avec virulence : « Ah, vous m’emmerdez à la fin ! C’est à cause de gens comme vous que l’on édicte des lois débiles. Je suis sûre que vous faites même chiez les gens qui fument dans la rue ! ».

Leonora, qui s’agitait sur sa chaise, se leva d’un bond, proposant un peu plus de sauce, un morceau de poulet. Non, vraiment ? Cela va rester, c’est dommage.

« Nous n’avons pas besoin de sombrer dans la vulgarité ma chère, reprenait Jacques avec morgue, un sourire ironique sur ses lèvres fines, mesquines. Mais je dois avouer que cela me pose effectivement un gros problème, au travail notamment. La vue de ces gens au pied des immeubles, qui pour moi sont des drogués, il faut dire les choses, agglutinés sur le trottoir par tous les temps et qui perdent un temps insensé à monter et descendre pour s’accorder une petite pause, qui au final dure au moins ¼ d’heure, pendant que les autres, consciencieux, effectuent le boulot à leur place, quelle honte, franchement ! Et puis, sur une année, calculez le manque à gagner pour une entreprise ! ». Et de promener son regard autour de la table, en quête d’approbation.

« C’est loin d’être du temps perdu ! Mes collègues et moi par exemple échangeons beaucoup au cours de ces pauses qui sont d’ailleurs nécessaires au bon fonctionnement d’une société. De grandes décisions se prennent parfois autour d’une cigarette ! D’ailleurs, beaucoup de non-fumeurs décident souvent de nous rejoindre pour prendre part à ces réunions impromptues.

- Des gauchistes certainement !

- Des révolutionnaires tant que vous y êtes ! La cigarette participe à la paix sociale. Croyez-moi, fumer permet de s’aérer l’esprit, de prendre du recul et de revenir plus serein, plus disponible pour ses collègues.

 - Des tire-au-flanc oui ! Tenez, j’ai observé ma collègue Marjolaine pendant près d’un mois et je me suis livré à une enquête des plus enrichissantes. Elle fume deux cigarettes par demi-journées, donc quatre par jour, à raison d’un quart d’heure par pause, ce qui nous fait une heure par jour. Et encore, je vous épargne les détours par la machine à café... Bref, on est donc à cinq heures de glande par semaine. Je souligne au passage qu’elle est même en deçà des 32h de travail proposées par vos amis socialistes pour relancer l’économie du pays... Bref, 5h de pause hebdomadaire, multipliée par 4 semaines, nous amène à un total de 20h par mois ! Jugez par vous-même. Pendant que Marjolaine se drogue... Non, ne m’interrompez pas, nous sommes bien en démocratie mademoiselle ? Donc, pendant que Marjolaine se drogue, je bosse comme un con pour pallier son inconséquence et je trouve cela scandaleux !

- Sauf que votre raisonnement exclu toute notion de performance. Or, je pense que quand Marjolaine revient de sa pause clope, elle est bien plus détendue, bien plus disposée à travailler et donc deux fois plus efficace que vous qui pestez derrière votre écran.

- Me traitez-vous d’incapable ?

- Pas du tout Jacques, accentua Maya, narquoise et mielleuse à souhait. Je dis juste que vous perdez une énergie et un temps précieux à faire vos petits calculs, tandis que d’autres misent sur le qualitatif ! Et puis, vous prenez certainement des pauses vous aussi ? Un café par exemple ?

- Je ne bois jamais de café.

- Vous allez bien aux toilettes ?

- Enfin ! Ne comparez pas un besoin naturel avec un vice, je vous en prie !

- Ah, fumer est un vice maintenant ?

- Parfaitement. C’est une tare. La preuve d’une grande faiblesse intérieure. Une incapacité à contrôler son mental et son corps.

- Cela démontre au contraire une grande ouverture d’esprit, une propension à se tourner vers les autres. Fumer crée du lien Jacques ! Du lien social !

- Foutaises ! C’est une attitude de fatigué oui ! Être incapable de résister à un petit bâton blanc, c’est être incapable de se gérer et donc de maîtriser le cours de son destin !

- Ah oui ? hurlait presque Maya, les lèvres frémissantes de mépris. Et comment se porte Marjolaine ?

- Je l’ai fait virer bien sûr ! J’ai glissé le résultat de mes calculs dans la poche de mon responsable. Pfff, cela n’a pas traîné, je vous assure, ricanait Jacques, tandis qu’un silence lourd s’abattait sur la table. Des regards perplexes s’échangèrent, fustigeant Jacques.

- « Collabo ! », asséna Maya avec un dégoût affiché.

Jacques se dandinait sur sa chaise, visiblement mal à l’aise, regrettant de s’être laissé emporté sur une berge aussi dangereuse.

- « Bon, je dois malheureusement filer... Leonora, merci encore. On se voit demain au bureau ? ».

Regard navré et méfiant de Leonora, rechignant à esquisser un sourire.

- « On ne vous raccompagne pas ? », ironisa Samuel.

- « Non, ne vous dérangez pas. Je vous laisse le soin de me critiquer maintenant », lança Jacques sur un ton badin, essayant de se ménager une sortie digne.

- « Oh, cela nous occupera au moins jusqu’au dessert ! », clôtura Maya la bouche incendiaire.

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