Je m'appelle N

Dominique Arnaud

Je mets en ligne sur WLW le début d'un petit roman, ou d'une grosse nouvelle, à propos duquel j'aimerais quelques recevoir quelques impressions. Je ne publie ici qu'environ le cinquième du texte. Les personnes intéressées peuvent m'en demander la totalité, je leur enverrai l'ouvrage complet, gratuitement, par e-mail. Mon objectif est aussi une édition papier...

A noter que le sujet est, hélas, d'actualité.

Bonne lecture!

Je m’appelle N

roman

Dominique Arnaud

Avertissement

La rue sait démolir un bonhomme en quelques jours. Ça va très vite. A force de...

A force de marcher toujours. Jusqu’au bout de la lassitude. De cogiter. De se retrouver le cerveau vidé. De manger mal. Ou pas. De dormir pire. Comme une bête traquée. De picoler presque toujours. De trembler de peur, de trembler de froid, de renoncer à la dignité, de faire dans son froc, de se faire brûler ou piquer. Pas seulement par les moustiques. Bien peu d’espérance. Un risque de survie, plutôt qu’une chance...

L’histoire qui suit n’est donc ni vraie, ni vraisemblable, ou juste un peu : il est possible que les personnages rencontrés soient totalement imaginaires. Que devenir vagabond sans se transmuer en clochard relève du rêve. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas la raconter, cette histoire, et pour ne pas parler des gens dont elle croise le chemin. La fiction peut contenir des choses aussi vraies que la réalité. Et la réalité des mensonges inconcevables. Vous avez l’impression que je brouille les pistes ? Vous qui vivez entre quatre murs, avec une cheminée qui fume au dessus du toit, une télé et un bulletin de salaire, n’avez-vous pas quelquefois l’impression d’être - carrément - menés en bateau ? De marcher vers des mirages en surfant dans des dunes s’effritant sous les pieds ? Vers des rivages inabordables nommés démocratie, liberté, égalité, fraternité ? Êtes-vous bien sûr de vraiment vous autodéterminer ? Avez-vous davantage de facultés de choix que celui qui, ayant rompu ses amarres, a troqué un maître contre un autre et seulement changé de chaînes ? Que celui qui est tout autant prisonnier des tourbillons l’emportant aujourd’hui que des liens l’entravant hier ?

Je m’appelle N

roman

Je m’appelle N et je suis bien le seul à m’appeler. Ce n’est pas N comme nom, mais N comme nul. Même pas N comme haine.

La vieille gare flamande vient de se vider. La nouvelle gare des trains grande vitesse luit près du centre commercial européen. Des passants vagues se croisent, indifférents, près de la grille d’aération du métro. J’y suis allongé. Dessous, j’ai trop chaud. Dessus la pluie fine englue mes vêtements poussiéreux. Car ce crachin succède à la canicule. Je n’arrive pas à trouver le sommeil. A travers mes paupières entrouvertes, mes paupières de vieux chien qui guette, j’ai vu un bonhomme. De mon âge. La grosse cinquantaine. Il m’a observé. Il a, je crois, été impressionné par mon tremblement. Il a remarqué le magnum de soda presque vide. Tiens, s’est-il sans doute dit, un clochard qui ne carbure pas au pinard. Ce qui m’arrive pourtant. Il a failli me tendre la main mais ne s’est pas décidé. Ce qui valait peut-être mieux.

Je me méfie des gens qui s’arrêtent quand j’essaie de roupiller. Y’en a qui veulent m’embarquer, pour mon bien ; d’autres prêts à me rouer de coups de pied pour me piquer ce que je n’ai pas.

Je m’appelle N et je suis bien le seul à m’appeler.

Je suis à la rue depuis ... je ne sais plus combien de temps. Déjà ! Ce que je raconte n’est pas pour faire pleurer dans les chaumières. Les chaumières sont devenues plus cossues que les immeubles même de standing. Ce que je me raconte fait partie de ces choses que je ne veux pas tout à fait oublier.

Car je m’appelle N et je suis bien le seul à m’appeler.

L’alcôve

Il est un souvenir qui me fait fantasmer : le cocon que représentait l’alcôve. Ce n’est pas, esprits mal tournés, ce que vous croyez. Il s’agit de l’alcôve de ma prime enfance. Ce renfoncement encadré de murs, ce lieu douillet où il faisait si bon se rassurer. Je ne me souviens plus exactement de l’époque, ni de l’aspect de l’appartement dont elle était un élément essentiel. Il devait y avoir du papier à fleurs sur les murs. Un poêle à boulets de charbon faisait reculer les frimas. Mais je ressens encore combien la sécurité y régnait, même quand mon frère cadet, ou peut-être moi, je ne sais plus, imaginait que des loups se cachaient derrière les plinthes, à l’ombre de la ruelle. Bonheur de se faire peur. On s’armait des plus gros de nos cubes en bois pour se défendre contre les fauves. Ou encore contre des cambrioleurs imaginaires, quand un bruit inconnu parvenait à nos oreilles. Quel frayeur quand un matin d’hiver, Papa entreprit de ramoner. Vacarme non identifié qui nous mit en transes. Nous attendîmes de pied ferme l’envahisseur, mais notre courage n’eut pas à s’exprimer.

Il n’y a pas d’alcôve dans les rues de Lille. Que des recoins au seuil des boutiques dont les commerçants vous chassent. Le sans-logis ne souffre pas que de l’humidité, du vent et du froid. Il crève, même l’été, de l’insécurité permanente. Comme un bretteur affrontant plusieurs adversaires, il a besoin de s’adosser au moins à un mur. Deux valent mieux. Trois c’est déjà un abri et quatre un rêve. La grille du métro représente donc la vulnérabilité absolue, l’ennemi qui peut survenir de partout.

Menacer celui qui n’existe pour personne.

Je m’appelle N et je suis bien le seul à m’appeler.

Les galettes

L’autre souvenir qui me fait rêver possède la forme des galettes de sarrasin que Maman achetait souvent quand nous habitions en Bretagne. Elles avaient le goût de sa tendresse. Elles n’étaient pas comme les crêpes sucrées de la Chandeleur, vouées au moment du dessert, mais constituaient le plat de résistance. Achetées toutes faites, froides, un peu collées les unes aux autres, elles trouvaient une saveur nouvelle dans la poêle où rôties au beurre, elles accompagnaient l’œuf au plat ou la tranche de jambon du dîner. Un beau jour, alors que je m’ennuyais sur le pot, je fus pris de fringale. Chapardant le paquet contenant le repas familial, j’en avalais en quelques minutes tout le rustique contenu et n’en fus même pas malade. Morfal va ! La réprimande ne fut pas à la hauteur du plaisir et jamais larcin ne me procura si grande satisfaction.

Sur le trottoir, en dehors des restaurants du cœur et autres soupes populaires, le vagabond trouve de quoi s’alimenter mais rien n’est vraiment bon. J’ai vu des frères de misère faire les poubelles des magasins, pire celles des immeubles résidentiels, et même s’y mettre à table. Nausée ! Je n’y parviendrai jamais.

Cependant même le sandwich acheté à la friterie ou les croissants du boulanger généreux se débarrassant des plus rassis (le salaud) ne rassasient pas le cœur mais seulement l’estomac quand ils sont consommés en plein air, sous le regard du passant qui toise le dîneur et marmonne en apercevant le paquet de victuailles et le litron : “En voilà un qui a tout ce qu’il faut et l’audace de mendier quand même...”

Moi j’en arrive à avoir honte quand je mange, quand je bois, quand je fume en me donnant en spectacle. Honte et peur de ne pas mériter la piécette qui m’assurera le lendemain.

La piécette qui ne changera pas le sort de celui qui s’appelle N et est bien le seul à s’appeler.

Précieuses latrines

Il est un autre lieu dont l’épisode du petit pot enfantin et des galettes m’incite à souligner l’importance, celui des toilettes. Les “avec-abri” dont vous êtes, cher lecteur, n’imaginent pas le bonheur de se trouver chez soi, dans un lieu verrouillé, confortablement assis sur la lunette, du papier hygiénique et parfumé à la portée de la main. En ville, pour les gens qui comment moi veulent conserver un minimum de dignité, la recherche d’un lieu d’aisance est une vraie galère. Les installations publiques sont rares et souvent chères, tout comme les WC des bistrots dans lesquels il faut consommer (c’est plus onéreux que les bouteilles de l’Arabe du coin), et qui sont fermés la nuit quand nos tripes se tordent. Mais c’est un vrai calvaire de se débrouiller à la hâte, impudiquement, dans un renfoncement obscur. Ou entre deux voitures en stationnement. Au risque de se faire taxer d’exhibitionnisme. De ne même pas pouvoir se laver les mains polluées par la courante. Presque un supplice dont les nazis exploitaient l’horreur dans la promiscuité des camps de concentration. C’est pareil dans la rue où les “prisonniers de l’extérieur” sont blessés dans leur respect humain.

Fringues

Je me souviens du plaisir ressenti à ouvrir une armoire de bois bien ciré pour y trouver, dans une atmosphère embaumée de lavande, du linge propre. Ah ! la fraîcheur d’une chemise qu’on vient de déplier, qu’on pose un instant sur le lit, dont on enfile la douceur. Même les vêtements usagés retrouvent après avoir été lavés, repassés, pliés, un petit air neuf.

Il n’en est pas de même de la tonne de fripes qu’on entasse sur soi, en hiver, et qui semblent toujours crades dès qu’on a dormi dedans...

Il en est de même pour le contenu de mon grand sac marin. Il me sert d’oreiller et j’y bourre, avec mes papiers et quelques livres perdant leurs pages, tout ce que je peux trouver dans les vestiaires humanitaires. Mais extrait de là, tout prend un air froissé qui désespère.

Au lit !

Aller au lit. Allez ! Au lit ! La plus belle des expressions qui soient. Je l’ai entendu tant de fois, enfant, quand je voulais faire durer la veillée, et quand les parents désiraient me savoir endormi, et sans doute gagner un peu d’intimité.

Allez ! Au lit ! Combien de fois cette perspective m’a ravi, avant de retrouver sous les couvertures la chair chaude d’une femme. C’est finalement, pour l’homme, le bonheur d’une double pénétration. D’abord dans ce lieu clos par le drap du dessous et celui du dessus, dont des parties restent fraîches, dont d’autres ont déjà pris la température du corps aimé. Même quand ce corps tentateur commence à s’endormir, c’est déjà bon de le frôler, de se coller contre, de le flatter doucement du bout des doigts, d’en tâter les rondeurs et les aspérités, les mollesses et les fermetés, les duvets et les humeurs, et d’en espérer le réveil. Subtil parfum de la peau démaquillée, du corps que gagne une infime moiteur odorante !

Et c’est encore meilleur de s’ensevelir encore une fois, de s’introduire tout entier dans la grotte chaude et humide du plaisir, et de s’y sentir complètement entouré. Aspiré.

Le contraire de ce que je vis, depuis si longtemps, dans la rue. J’ai bien essayé, une fois, sur un tas de cartons, dans une impasse assombrie par le brouillard, avec une jeune femme qui me ressemblait tant avec ses cheveux graisseux et sa peau rouge teintées de manière presque indélébile par le soleil quotidien et la crasse mal débarbouillée. Elle avait bu un peu, moi aussi, ce qui nous avait désinhibé. Elle était d’accord mais pas question de se mettre à poil. J’ai ouvert son manteau, renoncé à faire glisser par le haut ses deux pulls. Elle n’avait que de petits seins sous alimentés, les hanches un peu creuses, et j’ai eu bien du mal à tirer l’une des jambes maigrichonnes des deux jeans qu’elle avait enfilé l’un sur l’autre. Elle me soufflait dans l’oreille “dépêche-toi, j’ai peur que quelqu’un arrive!” et j’ai pénétré sans attendre dans ce sexe à l’odeur triste où c’est parti tout de suite sans grand plaisir parce que c’était vital de ne pas traîner et que ça faisait trop longtemps...

L’église

Quand on a perdu la foi, quand on s’en fout de l’Église du Pape, il reste les églises. On a beau avoir abandonné toute religion, impossible d’oublier l’odeur d’encens qui parfuma notre enfance. Et ces dizaines de cierges dont le rayonnement réchauffait le visage. Et ces confessionnaux grillagés dont on ressortait allégé de péchés pourtant charmants. Et le timbre de la clochette annonçant l’élévation. Il fallait baisser la tête à la présentation du disque de pain azyme, mais je regardais quand même pour voir si ce mini-sacrilège allait provoquer quelque phénomène.

Enfant de chœur, rien ne m’amusait plus que de garnir l’encensoir dont bientôt la cassolette fumait comme un volcan. Jusqu’au jour où tournant en procession autour d’un catafalque, j’accrochais du surplis le dard acéré d’un chandelier. Patatras, confusion et rouge au front !

Aujourd’hui les églises me sont, du moins les rares restant ouvertes, un havre où il est possible de souffler un peu, d’échapper tant à la canicule estivale qu’à la morsure du froid en hiver. Certes, on se sent parfois observé du coin de l’œil comme un pilleur de troncs potentiel, mais ça reste si bon de s’asseoir sur une bonne vieille chaise paillée, de poser ses mains sur le chêne poli du prie-dieu usé par des milliers d’autres mains, de jouer yeux mi-fermés avec le kaléidoscope des vitraux bigarrés.

A l’heure de la messe, les églises m’ennuient et je m’enfuis. Par contre j’aime bien les enterrements, peut-être parce qu’au milieu de l’allée, un corps couvert de fleurs rend plus palpable la notion de l’au-delà, car il établit le lien entre les vivants et les disparus.

Bistrot

Quand le quinquagénaire inconnu est repassé, un quart d’heure plus tard, près de la bouche de métro sur laquelle je tremblotais, il s’est étonné de ne plus m’y voir. Ne restait que la bouteille de soda presque vide dont je ne pouvais pas m’encombrer pour me réfugier dans un bistrot. Il est interdit d’y apporter ses provisions, et les cafés où l'on est bien accueilli sont assez rares pour qu’on tienne à en conserver l’accès. Un troquet, c’est le meilleur refuge quand on en a par trop marre. Mais quand on y débarque avec un bagage de vagabond, le grand sourire d’accueil, jusqu’aux oreilles, n’est pas toujours d’actualité.

Je vous avouerai que j’ai toujours beaucoup aimé ce qu’officiellement on appelle les débits de boissons. Pas par alcoolisme, car je n’ai jamais été un pilier de comptoir, mais parce que ces lieux sont de vrais espaces de liberté, à la fois douillets, vivants et chauds. On y est chez soi, puisqu’on y commande. En tant que client, on en est l’hôte bienvenu. En familier, on y est reconnu. De passage, on y bénéficie d’un anonymat qui autorise le silence. Et pouvoir rester devant son journal, sans devoir écouter ni parler, c’est sacrément confortable. Laisser refroidir le café ou s’aplatir la bière. Entendre les éclats de voix du zinc. Regarder la télé distraitement. Laisser quelques pièces dans la soucoupe avant de partir sans tambour ni trompette. Bye-bye !

Le bistrot dont on me fout pas à la porte, près de la gare de Lille, est tout en profondeur. La terrasse qui dévore une bonne partie du trottoir débouche presque sur la circulation automobile. On pénètre dans ce semi-abri comme sous le porche d’une cathédrale, avant d’accéder au saint des saints, là où il fait moite et enfumé, làoù des tables de marbre gras supportées par des pieds de fer forgé s’alignent le long d’une banquette de skaï au rouge vineux. Je m’installe tout au fond près des chiottes. Parfois ça pue l’égout mais là on m’oublie et je ne risque pas de faire reculer le client plus huppé. Le patron ventripotent qui ne quitte pas l’arrière du comptoir à l’ancienne, en vieux bois ciré, préfère le cheminot galonné qui vient soigner sa couperose au chemineau sans grade fuyant sa misère. Mais il prend ma monnaie quand même. Avec moi, il ne risque pas les faux billets, sa grande terreur. Vous savez le billet de cinquante sorti pour payer une chope. Moi, ma bière, je la règle en menue monnaie, comptée centime après centime. Pas de risque. J’ai même pas de carte bleue à fourrer dans les distributeurs.

Quand je m’installe dans ce bistrot banal, que j’y commande le matin un noir bien serré et le soir une blonde sans faux col, je déplie lentement le journal ; il est parfois de la veille, récupéré dans une poubelle publique, qui avec les nouvelles défraîchies m’offre aussi une contenance, un air convenable, un écran pour me dissimuler et mieux observer.

Observer ce petit monde qui va et vient, qui ne reste que quelques minutes sans prendre le temps de siroter, alors que moi je fais durer ces instants exquis.

Ce café me fait souvenir des estaminets de campagne où tant de fois j’ai éprouvé tant de bonheur à me réfugier.

Ah ! ces buvettes de village ! ces troquets où l’on trouve de tout. La boîte de petits pois, la pile électrique, les serviettes périodiques et les guimauves collantes. Et même parfois un billard, un jeu de fléchettes, une piste pour jouer l’apéro aux dés.

Prisonnier de l’extérieur

Je m’appelle N, je suis bien le seul à m’appeler ainsi. Je suis un prisonnier de l’extérieur.

Un prisonnier de la ville précisément. Car la cité est une jungle où le clochard trouve de quoi subsister : les piécettes dans la sébile, le restaurant du cœur, le sandwich racorni qu’on vous offre au troquet. Difficile de s’éloigner de la ressource vitale.

Moi je rêve de m’évader de cette geôle, de gagner la campagne. La campagne, ma campagne, c’était, pour moi enfant, juste à la sortie de la ville. Il fallait suivre le long de la voie ferrée un chemin bordé d’épines. Le sol damé avait absorbé des débris de poteries. Les flaques stagnaient sur la terre battue devenue étanche. Rampant sur les orties menaçant nos jambes nues, il y avait plein de chenilles de vanesses et aussi des charançons verts, couverts d’une poussière dorée, squamules semblable à celle des papillons. La campagne, tout près de la grande agglomération, c’était plus que la bouffée d’oxygène. C’était l’air de la liberté. Bien sûr, nous y courrions, dès les jeudis ou les petites vacances, pour chasser les insectes qui alimentaient notre collection. Comme André Gide, que je n’avais pas encore lu, je rêvais “aux heureux coins de France hantés de capricornes et de cerfs-volants”, comme lui j’avais découvert des rhinocéros “beaux insectes d’acajou vernissé” qui “portent, entre les deux yeux, la corne retroussée à laquelle ils doivent leur nom” (Si le grain ne meurt) mais j’avais lu Fabre, l’auteur des Souvenirs entomologiques.

Je n’élevais pas les larves d’oryctes mais nourrissait avec des feuilles de troène de voraces chenilles de sphinx qui passaient tout l’hiver, sous forme de chrysalides, dans des boîtes en carton.

A cette époque, manquaient dans ma collection les bestioles que je crains aujourd’hui comme la peste, qu’on peut attraper en dormant dans des cartons ayant déjà servi, dans une couverture polluée. Vous savez les poux de tête, de corps ou de pubis, la gale aussi. Il ne faut pas s’approcher de ceux qui se grattent...

Du côté de l’ancienne briqueterie, on ne courait pas que les papillons. Avant le temps des filles auxquelles on rêvait, ce fut celui de la maraude. Délicieuses frayeurs d’une délinquance bénigne qui aurait pu tourner au drame quand, pour voir ce que ça donnerait, on avait mis le feu aux herbes sèches.

Près de la capitale des Flandres, la ville a dévoré la campagne. Les cités nouvelles cachent leurs misères derrière des ombrages artificiels. Oserai-je retourner vers la campagne, moi qui rêve de m’évader de la geôle urbaine, mois qui m’appelle N, qui est bien seul, qui est bien l’unique à m’appeler. Le paysan qui voulait protéger ses pommes et groseilles ne poussait que de grands cris. Aujourd’hui, ne sortirait-il pas, de son bunker rural, le fusil à la main pour chasser le rôdeur s’abritant dans sa paille ?

Cour d’école

Il est un autre abri. La cour de l’école. École à laquelle évidemment je n’ai plus accès aujourd’hui. Je serai chassé comme une menace potentielle. Regarder les enfants est déjà suspect. Avec ma dégaine, si je m’en approchais, si je leur parlais, je me ferai lyncher.

Je m’éloigne un peu du centre de la ville. La rumeur de la circulation se dissipe un peu. Un brouhaha la remplace. Des éclats de voix qui parviennent d’une cour de récréation mystérieuse jusqu’à la chaussée. Cette cour est protégée par une grille peinte, derrière laquelle se trouve une pelouse interdite. C’est tout au bout que les enfants jouent, à l’abri du filet prévu pour piéger les ballons fugueurs.

Il me revient un souvenir de la cour d’école, peuplée d’une multitude de tilleuls je crois. Des arbres bien rangés, si odorants à la belle saison ! Dont les branches s’entrecroisaient anarchiquement jusqu’à la taille sévère détruisant tout le houppier. Mais l’image qui s’en forme est automnale. On y courait pour le plaisir du froissement dans les feuilles mortes qui ensevelissaient les galoches. On pouvait s’y laisser tomber sans se faire mal. Un beau jour, le brouillard est tombé sur la cour de l’école. Si dense qu’on aurait dit du coton. Le vaste enclos en devenait limité à un horizon proche de quelques mètres. La vue portait difficilement d’un tronc à l’autre. L’arbre suivant se diluait déjà dans cette atmosphère à la densité inhabituelle. Quel beau jeu de bondir d’un tilleul à l’autre pour progresser dans ce labyrinthe providentiel nous cachant même à l’autorité du maître !

La sortie de l’école constituait une sorte d’ évasion quotidienne. Nous redevenions un moment de petits vagabonds, juste le temps de trotter vers la maison. Les consignes étaient sévères : rester sur le trottoir, proscrire donc le chemin des écoliers, ce qui avec le recul du temps représente un comble. Nous étions sages, trop sages. Il y avait juste, ce devait être à Rennes, pas très loin du parc du Thabor (le rapport avec la montagne d’Israël m’échappe) à l’enivrante roseraie, un petit terrain vague. Simple motte mais vraie colline à notre échelle enfantine, cachant ses cheminements secrets derrière les aubépines chargées, à la rentrée scolaire, de cenelles qu’on croyait empoisonnées. Il nous était strictement interdit d’explorer cet espace d’aventure et nous ne nous y risquions pas. Enfreindre une loi pourtant non écrite nous était inconcevable.

Un beau jour, je commis près de là, à un carrefour que surveillait la police, une faute jamais avouée. Un acte d’odieuse délation que j'enfouis dans ma mémoire. N’osant point explorer l’espace interdit, mais en mourant d’envie, et ayant vu quelques condisciples s’y aventurer, je m’en allais sans vergogne, par jalousie, signaler leur présence coupable au premier agent rencontré. C’était, je crois, un gardien de la paix fort bonhomme, chargé de faire traverser la marmaille, qui me fit comprendre combien il se moquait de mon histoire ; il me congédia d’un geste, m’abandonnant au rouge du ridicule.

L’école et ses tables de bois, ses cartes sur les murs, ce poêle à charbon dont le tuyau de cheminée parcourait toute la vaste pièce... L’école que parfumaient ces encriers en faïence dont le contenu violet s’irisait en séchant et tachait le bout des doigts... Nostalgie de la possibilité d’écrire dans un vrai temple, dans un noviciat studieux dont je n’appréciais pas encore, à sa juste valeur, les petits bonheurs tranquilles !

Quel rêve ce serait aujourd’hui de pouvoir travailler dans une atmosphère douillette, silencieuse, ordonnée, sous la protection bienveillante de l’instituteur incarnant tous les pouvoirs. Et tant pis pour la liberté, loin de l’hostilité permanente de la rue. Exit ce sentiment d’être étranger à tout et même à soi. Cette impression de n’être que ce N dont je m’affuble et dont le suis bien le seul à m’affubler.

Le talus

La règle ? Je l’ai déjà laissé entendre, quand on est bien quelque part, il ne faut pas s’y incruster, de manière à ne pas se rendre d’abord importun puis indésirable. Il faut se faire tout petit, revenir de temps en temps, tranquille, devenir jour après jour un habitué bien toléré même s’il ne renouvelle pas son verre tous les quarts d’heures. Il est donc temps de quitter mon bistrot près de la gare de Lille, de mettre mon sac à l’épaule, et de s’éclipser à petits pas car en ce moment j’ai mal aux pieds. Bizarre. Peut-être parce que j’ai souvent froid. Les SDF vous le diront : ils ont froid toute l’année. Des petites crevasses apparaissent dans la corne épaisse et ça fait mal, comme des gerçures. Il faudra que je passe chez le pharmacien, pour qu’il me donne quelque chose de pas trop cher.

En attendant les bienfaits d’une pommade, je pose le pied tout doucement sur le macadam. Sur ce macadam, il y a un gars qui vend des journaux. Oh pas Le Monde ou Libé. Non ! Un de ces journaux qui permettent à quelques-un d’entre nous de survivre. Le type en a toute une collection sur le bras ; il s’apprête à m’en tendre un ; il se ravise ; il m’a identifié comme un confrère.

Je poursuis mon chemin en direction de la Porte de Paris. Il y a là un muret. Pas de belles pierres, non. Des parements par dessus les parpaings et le ciment. Ça n’a pas l’air trop humide, je m’assieds, juste au dessus d’une grosse touffe verte qui a pris racine dans une fissure entre la maçonnerie et le trottoir. Les ouvriers de la ville ont oublié d’asperger le coin de pesticide et les plantes folles ont la vie dure. J’admire leur force, leur capacité de s’adapter au milieu le plus stérile.

Ce coin de pauvre nature colonisant héroïquement le béton me remet en mémoire les jolis talus de la campagne. Un talus, c’est un bout de sol qui vient tout seul s’élever presque à lahauteur des yeux. Plus besoin de se pencher pour voir pervenches, violettes et fougères scolopendres. Elles viennent s’exhiber, sous le regard du passant.

J’ai toujours aimé les talus, vrais livres ouverts racontant le petit peuple vivant au pied des haies. Je n’ai qu’un mauvais souvenir d’un talus. Le jour où avec un camarade, pas un véritable ami, nous étions partis flâner le long des derniers chemins ruraux de l’agglomération lilloise. Il faisait chaud, l’herbe sentait bon, nous devisions gaiement, nous avons décidé de faire une petite halte, de nous reposer un moment sur une levée de terre hospitalière. Je me tenais mi-allongé, appuyé sur les coudes, restant en alerte. Un papillon, une libellule, un bourdon vrombissant pouvaient me faire bondir, aussi vite qu’un diable surgissant de sa boîte.

Mais foin de l’entomologie.

Le copain prit soudain un air bizarre, il me laissa entendre, je ne sais plus quels mots il employa, qu’on allait s’amuser. Il ouvrit sa braguette, en sortit un pénis que l’adolescence commençait à développer, entreprit de se caresser et m’invita à l’imiter, me laissant entendre que c’était plus drôle à deux. Rien de tel qu’une branlette de conserve. J’en fus horrifié et je le plantais là, persuadé avoir approché en sa compagnie les portes de l’enfer, conséquence d’une éducation pieuse et de lectures stigmatisant l’impureté : préceptes préférant culpabiliser les catéchumènes plutôt que de comprendre leur légitime envie de découvrir leur corps. Et leur besoin de partager. J’étais imprégné du spectre des mauvais amis qu’il faut fuir à tout prix. Nous ne nous sommes plus jamais promené ensemble.

Quand sur mon muret grisâtre je repense à ces choses, nulle pulsion sensuelle ne me perturbe, mais je me dis philosophiquement que les plaisirs interdits des belles années ne se rattrapent jamais, surtout pas dans mon errance où la sensation d’avoir froid, au corps et au cœur devient permanente.

Tiens ! Une jolie femme, la petite cinquantaine, qui me frôlant en roulant du popotin, évite manifestement de me regarder tout en me voyant parfaitement du coin de l’œil. Il n’y a rien de pire que ces regards qui n’en sont pas !

Vers la citadelle

Quelques brins d’herbe ont excité mon besoin de verdure. Clopin-clopant, par les rues secondaires pour n’être pas bousculé par la foule, je me décide à aller vers les jardins de la Citadelle. Tant pis si les souvenirs se font encore plus présents. Ah ! si je pouvais retrouver les appétits de mes premières errances dans Lille.

Aujourd’hui rien n’a plus la même saveur. Je m’appelle N et suis le seul à m’appeler. Personne ne m’interpelle et si par miracle cela se produisait, qui penserait à Heine. Heinrich...

Je me sens romantique en parvenant au bord de l’eau. Pas encore celle du canal. Mais de cet étang du jardin proche, portant je crois le nom de Vauban, dont les branches pleureuses touchent du doigt la prairie de lentilles qui paraît-il se reproduisent de manière exponentielle. Dans la grotte, un filet d’eau courante encourageant la multiplication des petites crevettes diaphanes. Je viens de passer près de la baraque où des frites mi-cuites attendent d’être replongées, à la commande, dans l’huile bouillante. J’aimerai tant avoir l’envie de m’y brûler les doigts après avoir arrosé de vinaigre les patates grossièrement coupées en bâtonnets. En se mettant du gras partout, les gosses en pleine croissance que nous étions se partageaient goulûment un cornet de papier blanc que la graisse rendait translucide. J’aimerais tant en avoir faim aujourd’hui. J’ai pourtant de la monnaie au fond de la poche. Autrefois, l’appétit n’était limité que par l’état de la fortune ! Je suis maintenant bien plus riche et combien plus pauvre à la fois.

Glacis

Que de bons moments passés dans les glacis de Lille où, aventuriers en herbe, nous pique-niquions près d’un feu de brindilles allumé avec des ruses de sioux pour échapper à la vigilance du garde. Pas question de lui faire des signaux de fumée... Les fortifications extérieures représentaient presque une vraie forêt, arrosée par les douves où surnageaient de gros dytiques parmi lesquels sautaient les grenouilles apeurées. Il fallait se méfier des mandibules de ces coléoptères qui pour se dégager pinçaient les doigts.

Je me mire aujourd’hui, comme Narcisse, dans les eaux noircies par l’ombre et sans doute la vase. Quelle tronche ! L’âge ne m’a pas fait perdre ma touffe de cheveux frisés qui s’embroussaillent. Le nez rond s’est coloré et je le jure, c’est plus la faute du soleil et du grand air que des libations. Elles empourprent moins mon visage que la bise à laquelle ma peau tannée devient insensible. Deux prunelles brun clair apparaissent entre les paupières mi-fermées car je crains l’excès de lumière. Tout le reste de la figure est dévoré par une barbe irrégulière, souvent blanche, que plus jeune j’avais déjà bien du mal à ordonner. Elle me sert de cache col quand le vent cherche à s’introduire dans ma chemise déboutonnée. J’ai gardé dans mon portefeuille une photo écornée me représentant avec mes frères et sœur quand je ne m’appelais pas encore N. Le faciès d’aujourd’hui effaroucherait l’enfant d’hier si, sur le chemin de ronde, il tombait face à face avec lui.

Pas très loin des cages aux singes, un Maghrébin vendait de petits paquets de cacahuètes sous cellophane de couleurs, théoriquement destinées aux animaux,

  • je te decouvre avec un immense plaisir!!!je serai ravie de pouvoir lire l'integralite de ce texte!!si tu veux bien le faire parvenir.....ecriture vraie, bien imagee, j'aime beaucoup!!!alors j'attends la suite!merci a toi!et bien entendu: sujet realiste et captivant!!

    · Il y a presque 14 ans ·
    K0749691 orig

    malika

  • babou..merci pour la recommandation... super!!!!

    · Il y a presque 14 ans ·
    15592326 141051769716160 1919602287 n

    thelma

  • Merci Babou ...bravo comme toujours...!!!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Cover ok orig

    Remi Campana

  • J'ai lu 5 pages et je les ai trouvées superbes mais je n'irai pas plus loin pour ce soir ; pour le moment j'ai envie de plusieurs choses impossibles et je ne veux pleurer que sur moi-même ....
    Je viens de dîner d'un foie gras frais aux mangues et de quelques litchees qui passent mal , en vous lisant, je les partagerais volontiers avec N.
    Bonnes fêtes de fin d'année à ceux qui me liront .

    · Il y a presque 14 ans ·
    Chat 238 orig

    the-cat-a-strophes

  • excellent travail d'observation, de témoignage,de transmission de sensibilité et d'écriture. Il faut continuer

    · Il y a presque 14 ans ·
    Pour twitter orig

    Olivier Memling

  • Immersion dans LILLE sous un aspect à la fois familier et inconnu. Mais cela pourrait être n'importe quelle autre ville, ce qui donne de l'intérêt au récit pour tout prisonnier de l'extérieur

    · Il y a presque 14 ans ·
    Ic16 orig

    pouetpouet06

  • merci Babou ...bravo Dominique, continue continue .... tellement de choses à exprimer à dire

    · Il y a presque 14 ans ·
    Iphone 19novembre2011 013 orig

    Manou Damaye

  • Merci...

    · Il y a presque 14 ans ·
    E amoureuxdeparis vi orig

    interlude

Signaler ce texte