La bague au doigt, la corde au cou

charlie

Trois mois, 90 jours, un quart d’années, un tiers de grossesse, la durée moyenne d’une procédure de divorce par consentement mutuel. On en case des choses en trois mois. 90 nuits. Si l’on enlève trois sommeils cauchemardesques, ça nous laisse 87 nuits pendant lesquelles nos neurones nous ont imaginé tout un avenir, tout un monde à la rationalité douteuse, où les courgettes bleues poussent dans le sable et où les coquillages se ramassent à la pelle dans des potagers sans légumes.

On les a secoué nos zygomatiques. On en a bouffé du fou rire… Entre deux baisers et avant de t’aimer enfin, nos regards lubriques s’échangeaient déjà comme des sphères blanches dans une partie de ping-pong chinoise. 90 jours que le match dure. C’est long pour une rencontre de tennis de table ; c’est peu pour une fable du pénis. A l’échelle d’une vie, trois mois, faut être un insecte pour trouver ça imposant…
Et pourtant, je me sens si grand à tes côtés. Je nous vois si haut face à ces nains, ces couples lilliputiens qui ne s’aiment qu’à moitié et à la libido à peine surchauffée les soirs de Saint-Valentin. Je prends une telle hauteur avec toi qui es si petite et avec nous, qui sommes si jeunes, que mes jambes en tremblent.
Sur l’échelle d’une vie, trois mois, ce n’est pas l’Everest et bien j’ai quand même le vertige…

Mais ce n’est pas le seul problème de ma petite mais enthousiasmante existence. J’ai 25 ans. La pression sociale m’accable. Toujours étudiant, locataire d’un appartement miteux, je suis titulaire du permis de conduire mais je roule en bus. Il serait temps de grandir. Certains de mes amis, que j’apprécie malgré leurs défauts mais que je pourrais détester encore plus pour leurs qualités, semblent ne pas s’être perdus sur les chemins sinueux de la vie.

Une copine qui devient femme. Une femme qui devient épouse. Un jeune con qui devient papa. J’ai pris en horreur cette théorie de la mutation sociale qui, au fur à mesure que les vertèbres se tassent, nous fait soit disant grandir en nous faisant courber le dos sous le poids des responsabilités. L’officier d’état civil m’attend toujours. Je compte bien abuser de sa patience.

Je te parle de ça, ma douce et tendre, parce que durant ces 90 jours, ces 2160 heures pendant lesquelles nous avons bu, joui, profité et dégusté la pulpe du fruit de la vie ; j’ai deviné, ou en tout cas pressenti, ton désir de croquer à pleines incisives dans ce délicieux nectar dont nos deux fluides respectifs constituent la recette. Seulement mon amour, s’il n’y a rien au monde que j’aime plus que toi, c’est à la seule condition d’oublier que j’existe. Et oublier cela, c’est comme demander au pape d’ignorer les choses de la vie quand bien même il trimbale, depuis sa première inspiration, les attributs d’une débauche dont finalement je ne doute pas qu’il en connaisse les frissons.

Je suis ravi pour nous et désolé pour toi car, mon amour, j’existe. En bon homme libre, toutes les tentatives d’aliénation, qu’elles soient plus ou moins forcées, ou bien implicitement consenties par cette lâcheté qui caractérise le chromosome Y de ma famille depuis que mon arrière grand-père a donné du lait aux casques à pointes en 42 ; toutes ces tentatives d’aliénation mon amour, je ne désespère pas de m’y opposer avec toute ma force et toute l’énergie de mon désespoir.

Je veux jouir libre, je veux aimer comme un enfant rigole d’innocence et frissonner comme les feuilles de platane quand les premiers vents froids viennent distraire leur monotone photosynthèse. Et c’est pour toutes ces raisons, dictées par un instinct de survie hérité, quant à lui, du chromosome X de ma lignée à l’époque où l’arrière grand-mère allait traire les vaches pour mon arrière grand-père ; que je te demande aujourd’hui de ne pas m’épouser.

Il est de coutume, quand on termine une bouteille, de lancer à celui à qui le verre appartient la sempiternelle formule dont j’ignore l’origine : « marié ou pendu ». pour moi, c’est clair comme de l’eau de roche ou comme un ciel d’été un soir de canicule (c’est selon) ; ma chérie, même si je l’avais bue seul cette bouteille, je ne joindrais pas les verbes « marier » et « pendre » avec la conjonction de coordination « ou » qui, je te le rappelle mon amour, est censé indiquer qu’il s’agit de deux possibilités dont seulement une se réalisera. Moi mon amour, les deux grammes de sang qui me resteront dans l’alcool, je les utiliserai pour faire preuve de lucidité. Cette lucidité, qui sauve les hommes comme elle a sauvé mon arrière grand-père un soir de juin 44 quand il comprit que le lait familial devait dorénavant servir les intérêts de la bannière étoilée, j’en ferai bon usage.

C’est donc en expulsant l’ultime goutte de ce qui sera surement un vin blanc alsacien, que je me ferai la réflexion suivante : « marié et pendu ». Soyons honnêtes, il y a autant d’avantages et d’inconvénients à avoir la bague au doigt que la corde au cou. La bague au doigt, la corde au cou. Une formule choc, une douce ironie. A se dire ça, même les pendus célibataires semblent avoir réussi leur existence…
Trois mois que nous sommes ensemble. Tu as aimé un homme plus longtemps que ça (et surement plusieurs d’ailleurs). J’en ai moi-même fait autant, sauf que, et j’espère qu’il s’agit là d’une précision inutile, me concernant, il s’agissait de femmes. Pourquoi, après aussi peu de temps passé l’un à côté de l’autre, me vient-il l’idée de parler de non-mariage ? 

Parce que nous sommes cernés. Entourés de toutes parts par des sentiments mielleux et par des couples aussi optimistes que stupides qui s’engagent, jusqu’à leur dernier souffle, à s’aimer quoi qu’il arrive et cela, même en cas de panne de télévision ou en cas de non qualification de la France à la coupe du monde (et aussi les deux à la fois). Comme c’est horrible.

Je veux dire mon amour, on n’a pas 36 000 choses sur terre. Une vie professionnelle, une vie associative (pour ceux que ça intéresse) et une vie amoureuse. Imagines que je signe un CDI demain et que je me marie avec toi et pan voilà, ni une, ni deux, les deux tiers de ma vie seront déjà tracés.
Moi, je veux être avec toi, je veux réinventer mon destin à chaque aurore et me réveiller à l’aube du jour comme on s’éveille à l’aube de sa vie, dans un premier souffle salvateur avec l’espoir d’une page blanche à écrire à nouveau.

Pourquoi mettrions-nous un contrat sur notre amour ? La vie, c’est court. Et à l’image d’un film porno auquel une soudaine branlette viendrait mettre un terme, on sait que ça peut être encore plus court que court. Néanmoins, il s’agit de la vivre cette vie…

Je n’ai pas envie de mettre un cadre à notre amour à coup de promesses perpétuelles. Les promesses ont déjà de particulier qu’elles sont rarement faites pour être tenues, alors si en plus, elles sont réalisées pour une durée indéterminée, on se frotte au graal de l’hypocrisie - ou de l’inconscience, c’est selon. Personnellement, je veux m’affranchir des règles et vivre avec toi sans limite. Mon amour, veux-tu ne pas m’épouser ? De la bague au doigt à la corde au cou, il n’y a qu’une chose que je souhaite épingler, c’est ton cœur…

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