LA BOULANGERE I-ROBOTS (OU LAVAGE DE CERVEAUX)
ahqepha
Je me rappelle de ma "première boulangère" en France (les tordus d'esprit vont être déçus - il n'y a pas de sexe dans cette histoire). Les boulangeries sont peut-être les derniers petits commerces français qui résistent à la guerre destructrice des grandes surfaces et des chaînes franchisées. Dans un pays qui doit se battre pour créer chaque emploi, les plus rationnels savent que les petits commerces peuvent représenter des ressources de travail insoupçonnables. Mais passons...
Chaque soir en rentrant de l'école, je passais donc par ma boulangerie. La fille qui tenait la caisse était aussi dorée et fine que ses baguettes. Elle avait des yeux verts et Dieu sait combien j'adore les beaux yeux. Mais ma boulangère ne voulait rien me dire. Que je fasse un ou plusieurs achats, que je passe une ou plusieurs fois par jour, ça l'indifférait totalement. C'était frustrant: nous avions toujours la même discussion:
- Bonjour.
- Bonjour Monsieur. Vous désirez?...
- Une baguette s'il vous plait (80% du temps c'était un baguette : j'étais étudiant et fauché...)
- Normale ou traditionnelle?
- Normale.
- 45 centimes (la belle époque!) s'il vous plait.
- Merci.
- Au revoir.
J'ai eu beau la fixer des yeux, lui sourire... Aucune réaction de son côté : toujours la même expression, toujours le même regard. Comme le sourire d'un clown, dessiné au maquillage rouge. Il sourit même quand il pleure. Et le comble: toujours le même dialogue! Au bout de deux mois sur ce rythme, je commençais à me douter que c'était un robot! Sous d'autres cieux, au bout de la première semaine de "fidélité" chez un épicier ou un café ou peu importe, le commerçant connaît le moindre de tes goûts et tes habitudes. Et tu as droit à un accueil personnalisé selon ton humeur ou la sienne.
J'ai donc tenté de forcer le destin et de casser l'ordre de la discussion. Et l'un de ces jours, lorsqu'elle m'a demandé ce que je "désirais", j'ai répondu:
- Comme d'habitude!
- Vous désirez? (elle était un peu déboussolée quand-même!)
- Comme d'habitude!
- Vous désirez?
- Comme hier, euh... (je cherchais une sortie car j'ai bien vu que c'était un cas de fonctionnement non prévu)... une baguette!
- Normale ou traditionnelle? (le disque s'était remis à tourner)
- Comme d'habitude!
- Normale ou traditionnelle? (ça a planté de nouveau)
- Normale (j'étais désespéré)
- 45 centimes s'il vous plait.
- Merci.
- Au revoir.
Inutile de dire que depuis ce jour, j'achetais mon pain dans la grande surface à côté. Non que je voulais avoir une aventure, mais parce que je n'ai pas trouvé le minimum qui permette de qualifier cette relation d'humaine.
Je ne sais pas pourquoi je raconte cette histoire? Peut-être simplement parce qu'elle m'a marqué. Peut-être aussi parce que j'ai retrouvé cette espèce de froideur mécanique souvent par la suite. Je me surprends souvent à me poser des questions sur ces gens qui font leur travail en étant complètement coupés de la vie?
Je me doute fort que c'est seulement un masque que l'on remet en rejoignant son travail. Et dans ce cas, ce n'est plus un "capital humain" : c'est i-Robots!
Demain est un autre jour.
Je suis en train de lire un bouquin de Jean-Claude Guillebaud, le grand reporter qui dit que nous n'en sommes plus au stade de vouloir refaire le monde mais de tenter de l'empêcher de se défaire. Je trouve que votre beau texte illustre parfaitement la période de "glue" que nous vivons. Et c'est difficile de s'en extraire :-)
· Il y a plus de 10 ans ·gameover
Une tranche de vie que nous avons tous hélas vécu. Je crois cependant que l'état d'esprit des patrons dans ces boutiques influence les salariés. Si le commerçant est enjoué, ses employés sont en général plus souriant.
· Il y a presque 11 ans ·Cleo Ballatore
Merci Cleo. Ce que vous dîtes est très intéressant :
· Il y a presque 11 ans ·1- les patrons sont parfois pris dans le même cercle de réflexes stéréotypés (et leur influence est généralement plus grande...)
2- il suffit qu'une seule personne dans ces environnements garde une attitude ouverte pour inverser la vapeur...
ahqepha
Tout cela sent le vécu et c'est bien triste. Nous avons encore la chance de voir des gens dans le commerce et partout ailleurs qui vous reconnaissent et qui connaissent vos goûts ici en Guyane. Mais pour combien de temps encore ? Nous sommes si peu nombreux pour le moment...
· Il y a presque 11 ans ·Le clientélisme et le consumérisme gagnent toutes les couches de la société et c'est là le drame. Bravo pour cette bien belle et triste histoire !
Mokrane Kab
Bonjour Mokrane. Merci d'avoir pris le temps de me lire et de me commenter. Votre CDC m'est aussi très très cher! C'est du vrai... Les rapports avec les autres se dessinent différemment par ici. Et même dans l'hexagone, le contact n'est pas le même dans Paris que dans la France "profonde" de l'intérieur... Et si la tentative racontée ici échoue "tristement", il ne faut pas arrêter de la renouveler : parfois il suffit de si peu pour briser la glace... Dans quelques minutes, je reprends le travail. Et justement je devrais le faire avec un co-équipier très "spécial" : pourvu que ce ne soit pas moi qui mettra le masque ;) @+
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
En revenant du WE, vos commentaires ont été mon meilleur cadeau! Merci :)
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
Merci à toi pour ce texte.
· Il y a presque 11 ans ·Pascal Bléval
C'est triste comme histoire, inhumaine au possible... le stress, les soucis empêchent certains de voir les autres et c'est bien pire quand ce sont des robots tristes...
· Il y a presque 11 ans ·yoda
Oui, c'est vrai. J'avais sur Lille une voisine qui était caissière dans un grand supermarché ; elle n'en pouvait plus au bout de 15 ans. Elle m'a expliqué combien ce métier pouvait être éprouvant... Et en même temps, cette barrière de protection qu'on apprend à ériger aussitôt (il suffit de voire les stagiaires qu'on briffe pour se couper de leurs émotions) a un prix psychique non négligeable...
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
c'est vrai ce que tu dis. Et pourtant on pourrait travailler et être heureux! quelle tristesse l'époque que nous vivons.
· Il y a presque 11 ans ·yoda
"On pourrait", effectivement ;) Mise-à-part de ce que chacun peut croiser dans sa vie et qui puisse faire naître des mécanismes de défense, je crois qu'on commence à insuffler cette rigidité dès l'enfance. Trop de comportements "standardisés" sont inculqués... On se sent perdu dès que ça sort de la norme...
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
C'est du vécu pour beaucoup! Quand je rentre dans une boulangerie ou autre échoppe, je lance toujours un "bonjour" à la ronde... Pour être certaine qu'ils existent encore, (clients et marchands)car si ils ne me répondent pas tous... Ils ont encore dans leur regard de la surprise... Et maintenant j'ai dans la tête une vieille chanson de Jo Dassin je crois...les ptits pains au chocolat aie aie aie aie!!!! Amitiés!
· Il y a presque 11 ans ·vividecateri
Merci Viviane de votre lecture... Je dois vous dire qu'en publiant ce petit essaie, j'ai beaucoup pensé au vôtre : "L'épicerie" (http://welovewords.com/documents/lepicerie)... Amicalement et chaleureusement :)
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
Ah! Oui Merci!!!! Amicalement vôtre.
· Il y a presque 11 ans ·vividecateri
J'adore ! C'est à la fois de l'anticipation (le côté robot), et une description qui me semble assez exacte de la façon dont nous fonctionnons de plus en plus vis à vis d'autrui: au mieux, l'indifférence... Bravo !
· Il y a presque 11 ans ·Pascal Bléval
Pascal : votre CDC et votre commentaire me touchent énormément : vous qui connaissez très bien "l'anticipation"... Merci beaucoup :)
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
Et je suis flatté par votre commentaire. Merci ! :)
· Il y a presque 11 ans ·Pascal Bléval
J'ai eu du mal avec la conjugaison au passé de certains passages! Vos propositions seront la bienvenue ;)
· Il y a presque 11 ans ·Au diable le passé!
ahqepha
et avec les accords... vos propositions seront les bienvenues, à moins que vous le l'ayez fait exprès???
· Il y a presque 11 ans ·yoda
Chère Yoda, votre CDC me va droit au cœur... Et je n'ai plus ainsi le pouvoir de discuter ce point! Avec "la bienvenue" j'ai trop pris la mauvaise habitude de l'utiliser comme nom féminin, un peu comme sur les panneaux d'autoroute :) Facilité; quand tu nous tiens!!
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha