La dame blanche

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Lyon – Lundi 2 juillet

La sonnette retentit dans ma tête telle une alarme. Deux heures du matin, je me réveille en sursaut au beau milieu d’un rêve érotique. Quel est l’enfoiré qui vient de briser ma rencontre avec une hôtesse de l’air de toute beauté ? Pour une fois qu’il m’est donné de me taper une bombe. Je me lève, la mine renfrognée, en caleçon, traînant ma carcasse en direction du hall d’entrée. J’ouvre la porte, bien décidé à passer un savon à l’intrus noctambule. Face à moi, se tient une jeune femme en chemise de nuit blanche. A mon air interloqué, elle prend la parole d’un ton apeuré.

L’inconnue : « S’il vous plaît monsieur, pouvez-vous m’héberger pour la nuit ? Mon mari vient de me battre, je me suis enfuie, je n’ai personne chez qui aller. »

Je la laisse me suivre jusque dans mon salon, où je lui propose de continuer la nuit sur mon canapé fétiche. Un bon vieux divan en cuir tout décrépit. Je lui dis de ne pas s’arrêter sur son apparence, mais qu’il est doux et moelleux… comme moi. Elle n’a pas dû apprécier mon humour à deux balles, elle se contente de s’asseoir les mains sur les genoux. Faut dire que le coquard qu’elle porte à son œil droit, laisse à penser qu’elle vient de passer un sale quart d’heure. Je l’abandonne le temps d’aller lui chercher une couverture un peu en meilleur état que mon pauvre canapé. Je la lui dépose à ses côtés, lui souhaite une bonne nuit et retourne me coucher. Je suis exténué et je n’ai qu’une seule hâte, retrouver mon hôtesse de l’air.

Sept heures, le radio réveil se met en route et me crache à la figure les nouvelles du monde. Tom Cruise divorce, mais qu’est-ce que j’en ai à foutre ? La météo annoncée est torride, pas autant que la nuit passée dans les bras de Paméla aussi habile au pieu que dans les airs. Enfin, dans mes rêves… Je me lève en chantant les premières notes de la chanson de Dutronc « Toute ma vie, j’ai rêvé d’être une hôtesse de l’air… », lorsque je me souviens que sous mon toit, une inconnue squatte mon canapé. A pas de loup, je rejoins le salon. Plus une trace de son passage, si ce n’est la couverture laissée au même endroit qu’à l’aube, pliée au carré. Un rapide tour de l’appartement me confirme qu’elle a filé à l’anglaise.

Lyon – Mardi 3 juillet

Deux heures du matin, on tambourine à la porte. Je suis dans le brouillard, ma cuite de la veille a laissé des traces. L’apéro dînatoire avec mes nouveaux voisins s’est terminé en orgie et ma langue pèse encore une tonne. Mon haleine de chacal, témoignage des litres de pastis engloutis, me fait regretter les abus. Je rejoins la porte d’entrée en luttant contre des vertiges.

Elle est là, la dame blanche, toujours en chemise de nuit, le même regard empli de peur.

La dame blanche : « S’il vous plaît monsieur, pouvez-vous m’héberger pour la nuit ? Mon mari vient de me battre, je me suis enfuie, je n’ai personne chez qui aller. »

Elle entre sans que je l’y aie autorisée et se dirige droit vers mon canapé. Finalement, il a dû bien lui plaire la nuit dernière. A tel point qu’elle le réinvestit. Comme la veille, je lui prête une couverture que je pose à ses côtés. Elle est assise dans la même position qu’hier. Le regard fixe, les mains sur les genoux elle attend. Je lui demande si je peux l’aider en quoi que ce soit. Elle ne répond pas. Elle est salement amochée, son œil n’est quasiment pas ouvert. Son salaud de mari ne l’a pas loupée. Elle a dû être belle, mais la fatigue, la dureté de la vie ont laissé des traces sur son visage. Une femme battue de plus qui vient alourdir les statistiques. Elle ne se plaint pas, ne pleure pas mais son silence en dit plus long que tous les grands discours. Je ne sais pas quoi lui dire, guère à l’aise, je préfère m’éclipser et la laisser seule dans ses pensées. Je regagne ma chambre, l’alcool encore présent dans mes veines a déclenché un mal de tête digne de ce nom. La prochaine fois, je prendrai du whisky…

Sept heures, le radio réveil se met en route et me tire du lit avec la même migraine qu’au beau milieu de la nuit. Je prends un tube d’aspirine et pars à la recherche de la dame blanche.

Comme la nuit précédente, elle est partie avant mon réveil, laissant la couverture telle que je la lui avais donnée. Elle est retournée se faire tabasser par son barbare de mari. Quand je pense qu’un drame se déroule à quelques mètres de chez moi et que je reste là sans rien faire. Je suis complice et égoïstement, je ne fais rien. Quel est le plus enfoiré des deux ?

Le reste de la semaine, les nuits se répèteront de la sorte. La dame blanche viendra partager mes nuits. Je lui mets à disposition mon salon. Mon divan sera son seul réconfort. A chaque fois, l’envie de l’aider me saisit mais en grand benêt que je suis, je ne trouve ni les mots, ni le courage de l’amener à se confier. A chaque fois, je l’ai abandonnée à son triste sort et les remords se font de plus en plus pesants.

Lyon – Lundi 9 juillet

Deux heures du matin, je me réveille en sursaut. J’ai soif, la canicule a enveloppé Lyon et mon appartement sous les toits est gorgé de la chaleur accumulée ces derniers jours. Dans la cuisine, la tête dans le frigo, je cherche la bouteille de lait salvatrice qui apaisera l’espace d’un instant cette sensation d’étouffement. Machinalement, je regarde l’horloge, la dame blanche n’a pas donné signe de vie. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle me manque, mais ne pas l’avoir sur mon canapé génère en moi une certaine inquiétude. Et si cette fois, elle n’avait pas réussi à fuir ? Et si l’impensable s’était produit ? Même si cette histoire n’est pas la mienne, elle ne me laisse pas insensible. Mon ex a beau dire de moi que je n’ai pas de cœur, cette nuit j’éprouve de l’intérêt pour une femme autrement que pour son fessier.

Je retourne me coucher mais je n’arrive plus à retrouver le sommeil. Je compte les heures me séparant du lever. Mon esprit est envahi par mes rencontres nocturnes avec la dame blanche. Malgré son silence, elle a réussi en moins d’une semaine à attirer mon attention et réveiller en moi une petite part d’humanité. Je me dis que si pour une fois, je peux accomplir une bonne action, je ne dois pas laisser passer cette occasion.

Sept heures, j’éteins le radio réveil avant de lui laisser le temps de se mettre en route. Il n’a pas le dessus pour une fois. Je m’habille à la hâte, optant pour une chemisette blanche et un bermuda en lin. Je dois donner une bonne image de moi, ma crédibilité en dépend. Un café corsé pour me donner un coup de fouet et me voilà à huit heures devant le commissariat de mon arrondissement. Je suis accueilli par l’officier de police judiciaire de garde qui ne cache pas son peu d’enthousiasme à commencer sa journée.

Après lui avoir décliné mon identité et donné mon adresse, je lui explique la semaine que je viens de passer et l’incursion de la dame blanche dans mon quotidien. En même temps que j’écoute mon récit, je me dis en mon for intérieur que ce mec-là doit me prendre pour un cinglé. A l’issue de mon monologue, il se lève, quitte le bureau et revient cinq minutes plus tard, un classeur noir sous le bras. Il l’ouvre et me montre des portraits de femmes, toutes les plus amochées les unes que les autres. Il me demande si je la reconnais parmi elles. Je tourne les pages m’attardant sur chacune, l’effroi me saisit. J’ai devant moi toute l’horreur de ce que l’être humain est capable de faire à son prochain. D’un coup, je stoppe tout, elle est là, le même regard, l’œil abîmé, la chemise de nuit blanche. Je la lui désigne.

L’officier : « Il s’agit de Mme N., décédée l’an dernier, battue à mort par son conjoint, dans l’immeuble où vous habitez aujourd’hui. »

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