LA DEPRIME

Je vais sortir faire des courses, ça me changera les idées.

Et puis dire « bonjour » à un commerçant, c'est déjà parler à quelqu'un. De plus, s'il répond à mon « bonjour », ce n'est plus parler à quelqu'un, mais AVEC quelqu'un. Et s'il n'y a pas trop de monde dans l'épicerie, que je peux placer une banalité sur le temps ou n'importe quoi d'autre et qu'il répond... nous serons passés au stade de la conversation. Des phrases, avec sujet, verbe, complément, et qui sait, peut-être même quelque chose d'intéressant dans le dialogue. Il peut se dire des choses extrêmement fortes au travers de banalités.

Je ne peux plus rester à la maison. Mon chat a de quoi manger, sa litière est propre, je le caresse à chaque fois que je le peux, mais il réclame, m'intime des ordres à l'accent de reproches dans une langue que je ne maîtrise pas. Ça m'angoisse, pire ça me culpabilise.

C'est débile, je sais. Le chat était censé me détendre, pas m'enfoncer.

Alors j'ai pris un aquarium et des poissons rouges pour l'occuper. Qu'il puisse les guetter, voire les bouffer au besoin (animiste oui, mais dans le périmètre restreint que me permet mon humanité), mais il s'en fout. Il va boire de l'eau de temps en temps, mais c'est tout. Il ne les calcule même pas. Je reste le principal objet de ses attentions et surtout de ses subversions.

S'il n'y avait que ça. Les poissons aussi me perturbent. On fait tout un patacaisse sur la mémoire des poissons rouges : comme quoi, une fois qu'ils ont fait le tour du bocal, pfffuiiiittttt ! Plus rien ! Plus vierge qu'un disque dur sorti de son emballage. Et bien non ! ces bestioles se souviennent parfaitement de la physionomie de la chose qui leur file à manger. Pire elles réclament aussi !
Le vendeur m'avait dit : « il ne faut leur donner à manger qu'une seule fois par jour et seulement six jours par semaine ! Et juste quelques granules ! ». Le type était formel, j'avais l'impression qu'il me vendait des Gremlins avec mode d'emploi à respecter scrupuleusement sous peine de sanction immédiate.

Bref, je n'ose plus m'approcher de l'aquarium avant 19h00, l'heure indiquée pour leur repas (avant la tombée de la nuit, on ne sait jamais). Sinon, ils font des sauts, des bruits avec leurs bouches ou leurs queues (je ne sais pas, je n'ai jamais réussi à voir), mais des trucs tellement violents qu'ils font gicler de l'eau en dehors de leur enclos et font même flipper le chat (le dernier point n'est pas vraiment un argument valable étant donné qu'il sursaute au moindre bruit, mais quand même). Bref, si je passe dans le coin et qu'ils font leur numéro, je craque, leur file à bouffer pour les calmer et me morfonds ensuite d'avoir cédé.

C'est malheureux tout ça, je voulais juste être moins seul au départ, et en plus me glorifier (intérieurement, bien sûr), d'avoir rendu service à un être vivant ; lui avoir offert gîte, couvert et amour.

Finalement, c'est peut-être pas plus mal d'ignorer leurs invectives au travers la barrière du langage.

Pourtant, peut-être essayent-ils juste d'alerter mes névroses humaines du caractère suicidaire de notre pseudo maîtrise du monde et des éléments, le tout formulé dans un langage si simple et universel qu'il se manifeste au travers de cris déchirants.

Peut-être qu'ils ne font aussi que manifester leur joie de vivre et que je me trompe de A à Z.

Mais visiblement, lorsqu'on déprime, peu importe la source où notre mal-être puise l'angoisse qui l'habille, elle ne peut rester seule et nue.

J'ai fini de lacer mes chaussures, je vais faire un tour, c'est étouffant ici.

Après l'épicerie, je pense que j'irai me trouver un foyer de sans-abris pour la nuit, histoire de me reposer au calme, décompresser un peu...