La femme à la moto
Stéphan Mary
Du haut de ses 1m80 sans talon, avec ses longues jambes qui lui ont valu sa notoriété, blonde aux cheveux mi-longs, un regard qui vire au vert dès qu'elle est au soleil, des traits fins, une bouche tout sourire très appétissante, la franchise quasiment inscrite sur son front à peine ridé, elle est ! Elle existe par elle même. Sa notoriété s'est installée au fil des ans, ne s'est jamais démentie puisqu'elle n'a jamais menti. Peut-être a-t-elle passé sous silence certaines choses très personnelles mais tout le monde a son jardin secret. Ce qui distingue une star du grand public ce sont ces renifleurs de paparazzi. Au prorata du nombre de zoom au mètre carré, plus vous êtes en haut de l'affiche, plus la chute risque d'être brutale. Mais il y a longtemps déjà, depuis qu'elle est arrivée au sommet de sa carrière sportive, qu'elle a appliqué au mot près l'adage : faites vos projets en silence, la réussite se chargera du bruit.
Elle enfile sa combinaison de motarde en cuir noir, met son casque intégral noir lui aussi. Elle lève les yeux vers une fenêtre ouverte au deuxième étage, envoie un baiser du bout des doigts puis monte sur sa grosse moto toute carénée en noir, met le contact, passe la première et lentement s'éloigne.
Elle arrive à la clinique aussi troublée qu'heureuse. Dans sa tête flottent en lévitation les synapses, en apnée les émotions. Elle admire la toute petite chose avant de la prendre dans ses bras.
La petite chose a peu de cheveux, des yeux peut-être bleus qui de temps en temps s'ouvrent sur le monde. Elle a un petit visage un peu rouge, le nez légèrement épaté, les oreilles bien collées, une bouche qu'elle met parfois en cul de poule pour faire hu ou en canard quand elle ouin
Elle parle avec la petite chose en chuchotant « Tu es la vallée dessinée par la création, versants non encore frôlés par le pied de l'Homme. Paysage triste si tu es triste, heureux quand tu souris. Les vents te bousculeront parfois mais aies confiance, nous serons là.»
La petite chose la regarde, fixe quelques instants la main qui vient tendrement lui caresser la joue. Elle se détend, s'amuse à attraper le doigt qui se glisse délicatement dans sa paume. Elle serre, semble vouloir signifier : tout va bien. Je m'appelle Anna, j'ai 3h, 45 cm, 2,900 kilos. Et toi, qui es tu ? C'est étonnant, tu me prends dans tes bras et de tes doigts effilés tu caresses tout doucement mon visage. Je ne vois pas très bien mais je sens une proximité. Tu me maintiens debout contre toi, ma tête posée dans ton cou. C'est doux. Je veux t'offrir mes premières pensées. Tu m'écoutes, tu ne dis pas un mot. Je laisse mon visage s'imprégner de ton odeur. Je te souffle
Ils m'ont mise au monde sans bien savoir comment
Comment et surtout pourquoi ils m'ont engendrée
Ils m'ont créée en toute bonne foi très simplement
Simplement mon futur est déjà fantasmé
C'est son père et les yeux de sa mère
Ont-ils déclaré après m'avoir observée
Je suis très éveillée pour un nouveau né
Je serais avocate ou femme d'affaires
Mais je suis désolée de vous décevoir
Regardez dans quel monde vous m'obligerez
A quémander pour tous un peu d'espoir
Univers fou où tout est calculé par intérêt
Les enfants meurent sur les seins maternels
Alors que les pères sont en guerre humiliés
Si sûrs de vous vous n'avez pas pensé
Qu'un jour peut-être je devrais vous enterrer
Vous m'avez créée en toute bonne foi simplement
Vous m'avez mise au monde sans bien savoir comment
Maintenant je dois trouver ma place à peine née
Comment et pourquoi m'avez vous procréée
L'enfant pleure, elle a faim et veut dormir. Elle perçoit des voix différentes qui s'expriment avec douceur et entend bien la femme féliciter la maman. Elle se penche sur la petite Anna pour l'embrasser et lui murmure « Sois la bienvenue jolie poupée et ne t'inquiète pas, le monde ce n'est pas que ça.» La femme salue les parents, repasse ses longs doigts sur le visage du nouveau né. C'est tellement doux, la petite chose en veut encore mais elle entend la porte de la chambre se refermer, sait que la femme est partie.
Elle sort de la clinique le sourire au coin des yeux. Ce bébé l'a réconciliée avec la vie. Avant de remonter sur sa moto, elle me téléphone « C'est Muriel. Tu viens ce soir pour le spectacle ? Ça va être bien. Je n'ai pas le choix, il faut que j'amène du rêve. Te savoir là, quelque part dans le public sera une motivation supplémentaire pour deux heures d'onirisme.» Je ne sais pas, je suis encore très secouée par ce qu'il s'est passé hier mais je sais aussi que la vie ne doit pas s'arrêter. « Tu as deux places qui t'attendent à l'accueil. Viens, ça te fera du bien.» Je lui demande si éventuellement après le spectacle je pourrais moi aussi nager avec les dauphins. Sa réponse positive m'étonne et je me sens un peu apaisée. « Oui ce soir je viendrais, c'est promis. J'amène mon maillot et tu me feras découvrir la poésie triangulaire entre la nageuse, le dauphin et l'eau. J'ai besoin d'oublier même si le temps est furtif. Tu pourras me raccompagner après ?» Elle sait que j'adore monter sur son bolide et me laisser aller à son rythme. Elle roule vite et bien. J'ai confiance. J'ai hâte. Le soir même je plonge avec elle. Je sais ce qu'elle ressent et je me plais à imaginer que le monde, ce pourrait être ça aussi.
Elle me tend la main, je me laisse aller dans le bien être aquatique. Elle est en symbiose avec l'eau, coule sereinement en apnée. Elle est calme et volupté, ne désire plus remonter à la surface. Elle se mue en sirène. Il n'y a plus de ligne d'horizon. Loin, très loin, la civilisation. Elle est la mer et l'océan. Elle est liquide et limpide. Muriel Hermine m'inspire l'envie d'écrire à demain sachant que je n'oublierais jamais hier.
Hier j'ai perdu deux cent cinquante collègues dans l'effondrement de la première tour. Celui qui s'est jeté par une fenêtre était un ami. Hier le monde entier s'est figé. La violence, la haine, l'inimaginable filmés en direct. Choc des images ! Il n'y a pas de mot.
A Paris, le douze septembre 2001
bon retour sur wlw! je lirais une autre fois, plus facile le matin.
· Il y a plus de 10 ans ·elisabetha
Merci de ton message, ça me fait plaisir. Ces derniers temps ont été particulièrement hard mais je trouvais quelques heures pour mettre quelques textes en ligne. Mais j'ai pris du retard dans mes lectures. Je viendrais te rendre visite très prochainement. A très vite
· Il y a plus de 10 ans ·Stéphan Mary