La guerre m'a prise à toi

Dimanche 20 octobre 1916, Verdun.

"Ma chère Roxane.

Je ne sais pas comment j'ai pu ne pas mourir jusque-là. J'ai vu tous mes amis tomber comme des mouches, j'ai du zigzaguer entre leurs corps inanimés avec la peur au ventre et le fusil entre mes mains gelées, courant de toutes mes forces pour qu'une balle ne m'atteigne pas. Je n'ai pas mangé à ma faim depuis des lustres, et si je réchappe à cet enfer, à cette boucherie humaine, je ne pourrais plus sourire comme autrefois, quand nous étions à la ferme, enlacés.

Les nuits sont dures ; j'ai entendu plusieurs fois les rats dévorer les nez de mes camarades, la nuit, dans les tranchées, dans le froid et le silence. A l'arrière, les obus n'ont cessé de tomber, créant des trous énormes dans le sol et faisant trembler le fort de Douaumont, nous empêchant de fermer l'oeil. L'odeur de l'urine est très présente dans les chambres, nous sommes serrés, et mon dos me fait souffrir à force de m'accroupir pour essayer d'avoir un minimum d'espace vital. Je tremblote la nuit, je ne sais jamais si je vais en réchapper.

La seule chose qui me fait tenir c'est vous, ma chère famille que je n'ai pas vu depuis maintenant deux ans. Les souvenirs heureux sont douloureux, déchire mon coeur et ma tête, mais ils me tiennent en vie.

Pourtant, même ces souvenirs ne peuvent faire disparaître la peur et la souffrance qui me rongent quand j'attends dans la tranchée. Pire que la peur, il y a les mille et une souffrances horribles que j'endure. Mes bottes et mon uniforme ont été salies par la boue qui règne la-bas, et le moindre bruit me fait sursauter. Nous étions 1200 à monter à Verdun, et en quelques joues nous avons été réduits de moitié. Les survivants se comptent sur les doigts de la main.

J'espère que chez vous, l'esprit de la guerre n'est pas trop présent, et que tu arrives à t'occuper de la ferme. Cette guerre horrible m'a prise à toi, tu me manques tellement, toi, tes baisers, tes caresses, ton regard si doux... J'espère revenir vivant pour t'enlacer comme auparavant.

Je t'envoie pleins de baisers passionnés.

Alexandre"