La librairie

Juliette Delprat

J’arpente les allées de cette grande librairie à défaut d’emprunter les sentiers de ma vie. C’est plus facile vous comprenez. Ici, c’est ma maison, ma maison intérieure et aussi celle dans laquelle je reçois, des gens, des choses, tout ce que vous, les autres, voudrez bien me prêter ou m’offrir. Je n’ai rien, juste des  songes éveillés parsemés ici et là sur vos étagères.

C’est un endroit magique. Quand il pleut, vous devriez entendre ca, les gouttes s’écrasent lourdes et grasses sur la verrière et c’est comme une symphonie grave qui accompagne mes errances. L’été, c’est le grand marronnier centenaire qui fait office de parasol à la véranda, et là c’est un tintamarre aigu de moineaux qui m’envole vers mes chimères.

Dans ma vraie vie je n’ai pas d’amis. Mais ici dès que la porte bat au son de la petite cloche artisanale et du store de bambou que l’appel d’air fait claquer sur la vitre, je retrouve mes camarades. Vous les connaissez peut être. Certains sont là à chaque rendez vous, à croire qu’ils vivent là aussi ; je parle par exemple de ce flegmatique et cynique Charles. Il fait partie de ceux qui m’attendent inlassablement et je dois contourner avec ruse les allées pour échapper à ses appels. Je l’aime bien, vous comprenez, il est un peu comme moi au fond : il se bat contre sa propre dualité, il explore, cherche un sens à l’insensé. Moi j’aime bien son aversion pour la moralité, il est libre, incompris mais libre…Enfin… j’ai déjà du mal à vivre ma maudite vraie vie, je ne peux pas me laisser envahir par la mélancolie même ici, sous la verrière. Vous comprenez ? Alors ces temps-ci, je l’évite, un peu, j’essaie …

Alors ce que je fais, pour biaiser  je veux dire, c’est que je longe le corridor rouge, là sont disposés des étagères sur lesquelles trônent des livres abimés et invendus. J’ai trouvé ce passage secret à force de me perdre dans la librairie. Après le corridor donc, j’arrive dans un salon rond et très lumineux, et très souvent, sur une chauffeuse vieille et fleurie, m’attend le vieux moustachu. Il est vif celui-ci malgré ses airs de retraité. Willy qu’il se prénomme. « Epier les gens sans en avoir l’air c’est tout un art » qu’il me répète sans cesse. Scruter les mimiques, à l’affût  DU geste, de l’émotion qui dégueule trop fort de toi, c’est ca son métier. C’est chouette non? C’est un peu comme voyeur mais en mieux car ca fait de beaux livres à regarder. Vous voyez ?

Après ces longues conversations et quand il me reste du temps, je quitte le salon et je déambule vers les romans. Là, à chaque fois je suis empreint au même rituel. Quelque chose de plus fort que moi, vous imaginez? J’ai beau me dire « cette fois je procèderai différemment » rien n’y fait. D’abord je me contente de les renifler, de les toucher, de les caresser, de regarder longuement les couvertures. C’est un peu  une  sorte de gigantesque marché où l’on choisit des fruits et des légumes  bien murs et juteux. Et moi dans la vraie vie je n’ai pas de quoi m’offrir des fruits et des légumes juteux alors je choisis des mots. Ensuite, j’ouvre le livre en fermant les yeux pour ne pas choisir la page, c’est plus drôle. Et je dévore la page que le hasard m’a destinée. J’avale des mots, c’est con je sais mais c’est bon, les mots, je veux dire.

Voilà, voilà à quoi ressemblent mes journées, sauf le dimanche parce que le libraire, il ferme le dimanche. Du lundi au samedi donc, j’attends devant la baie vitrée rouge et le soir je suis le dernier à partir, je n’achète jamais rien, de toute façon je n’ai pas un sou. Et puis je n’ai pas besoin de les posséder les  livres, ce sont eux qui me possèdent vous n’avez qu’à voir…Moi il me suffit d’ouvrir Les 3 Mousquetaires pour me prendre pour d’Artagnan, y’a même des jours où Flaubert me fait croire que je suis Emma de Bovary, c’est vous dire !

Un jour, quand même, il faudra que j’essaie de la vivre ma vie au lieu de la rêver, un jour oui, j’aurais une famille, une maison et des étagères débordantes de livres…

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