La mémoire de l'eau

polluxlesiak

- Alors, Madeleine, des nouvelles du large ?

Le dimanche matin, dans les travées du marché de la Place du Vieux Port où j'accompagnais ma mère, il n'était pas rare que la question fuse, de l'étal du marchand d'huîtres ou de la camionnette du crémier. Elle se retournait alors et hochait la tête, adressant au commerçant un sourire poli, dans lequel je devinais parfois un soupçon de tristesse.

Des nouvelles, oui, nous en avions. Pas souvent, mais régulièrement. Et les jours où une lettre venait d'arriver, j'étais tout à ma fierté de répondre moi-même : "Oui ! Il est dans les Iles ! " ... dans les Iles, en Chine, ou au Mexique, selon la provenance du courrier qui portait, en haut et à droite du premier feuillet manuscrit, le nom de quelque ville ou pays souvent inconnu de moi, mais dont la consonance m'évoquait exotisme et aventure - et forçait mon admiration d'enfant.

Mon père était un marin, comme beaucoup de ceux de mes camarades de classe ; mais il était différent : à Saint-Gilles, les pères prenaient la mer, sur leurs sardiniers, pour un ou deux jours, souvent même une seule nuit, revenant au port pour repartir, sans éclat ni gloire, en un éternel recommencement.

Le mien n'était pas de ceux-là. Plus exactement, il l'avait été ; on me l'avait raconté plus que je ne m'en souvenais, loupiot que j'étais alors. Un jour, il avait largué les amarres et s'était engagé dans la marine marchande. Prestige de l'emploi et sans doute supériorité du salaire avaient consolés ma mère de ses absences prolongées. Elle s'était faite à l'obligation de m'élever seule, et j'employais toute ma bonne volonté d'enfant à la seconder, dans la mesure de mes modestes moyens. J'étais bon élève, mettais un point d'honneur à rapporter de bons bulletins, que j'étais fier de savoir bientôt lus par mon père, à son retour.

Il ne rentrait à la maison, malheureusement, que tous les trois ou quatre bulletins ... Ses missions étaient longues et, me disait-il, parfois périlleuses; je l'écoutais me raconter ses périples et l'imaginais en mercenaire ou en explorateur, bravant les flots à la conquête de mondes inexplorés.

Ses séjours à la maison ne duraient jamais longtemps; je ravalais mes larmes lorsque je le découvrais, fatalement un matin ou un autre, en train de faire son paquetage. Il me gratifiait d'une tape virile sur l'épaule, et m'adressait quelques mots en guise d'au-revoir : "Allez, loupiot ! Je te confie ta mère : Papa doit mettre les voiles !"

Je me composais un sourire forcé et le regardais s'éloigner, d'un pas qui ne trahissait guère la tristesse de nous quitter – mais dans lequel je ne voulais voir que la détermination du brave qui s'en va accomplir sa mission.

Ses absences duraient des mois; nous ne savions jamais à l'avance quand il rentrerait. Aussi était-ce pour moi une fête d'entendre ma mère m'annoncer, certains soirs après l''école, que j'avais du courrier ! Elle me tendait la lettre, qu'elle avait déjà lue et que j'emportais, comme un trésor dont on se réserve le bonheur de la découverte, au fond du jardin ou au grenier - il me fallait la solitude du lieu pour me livrer seul à la lecture des nouvelles de mon héros : mon père bien-aimé.

Il racontait les mers et les terres, les îles et les côtes, les vagues indigo ou les ouragans déchaînés de l'Atlantique, les cris des mouettes tournoyant dans le ciel bleu pâle de la Mer du Nord, les jeux des baleines et des dauphins de l'Océan Indien, le soleil brûlant de la Méditerranée. Christophe Colomb, les serpents de mer, l'Aldebaran, l'Atlantide étaient convoqués dans ses récits dont je ne me lassais pas, même lorsqu'ils se faisaient plus réalistes avec la description de ses conditions de vie, parfois difficiles. J'imaginais alors mon père en proie au froid, aux vents contraires, aux vagues de dix mètres, mais sans jamais craindre qu'il ne s'en sorte pas – il était mon invincible héros.

Au fil des années, Papa a passé de plus en plus de temps au loin. Il ne revenait plus à Saint-Gilles qu'une ou deux fois par an, et ne restait pas pour autant plus souvent à la maison. Le devoir l'appelait, le travail avait ses impératifs, mais il penserait à nous.

L'année de mes onze ans, il n'est pas rentré.

J'ai peu à peu cessé de l'attendre – ou alors, comme un miracle dont on sait qu'il ne se réalisera pas.

Ma peine et mon manque étaient atténués par les lettres qu'il continuait à m'écrire, postées des quatre coins du Monde : Bombay, Saïgon, Mahé, Port-Louis ... Grâce à lui, je connaissais par coeur les noms des endroits les plus lointains : Manille était aux Philippines, Dzaoudzi, aux Comores, Djibouti, sur les côtes françaises des Somalis, et le détroit de Gibraltar m'était aussi familier que le Cap Horn sur la mappemonde qui trônait sur le buffet du salon.

Ses lettres s'achevaient toujours sur une formule que je connaissais par coeur : "Je t'embrasse, mon loupiot; embrasse ta Maman pour moi, et sois bien sage." Je me demandais parfois s'il lui importait vraiment que je sois sage ou pas – alors qu'il ne m'avait pas vu depuis des années ... mais je suivais ses injonctions à la lettre, ne serait-ce que pour ma mère qui, si elle ne montrait aucun signe d'inquiétude ou de tristesse, vivait désormais totalement seule avec moi.

Les gens ne nous demandaient plus de nouvelles du large. Peu à peu, on a cessé de nous interpeller. Nos voisins se sont mis à se détourner sur notre passage. A l'école, mes camarades semblaient m'éviter; la maîtresse me considérait d'un regard mi-apitoyé, mi-réprobateur. Je n'ai pas compris ce qui se passait, et n'ai pas osé en parler à ma mère.

A la rentrée, nous avons quitté Saint-Gilles pour Nantes. J'avais douze ans.

Maman a trouvé un travail dans une parfumerie. Elle restait debout toute la journée, aussi s'effondrait-elle de fatigue, tous les soirs après le dîner. Elle attendait que je vienne l'embrasser pour poser son livre à côté d'elle, sur la couverture, et m'ouvrir ses bras. J'étais impressionné, mais aussi étonné, par sa passion de la lecture, qui la privait chaque soir de quelques heures d'un sommeil tant mérité, et j'essayais régulièrement de savoir ce qu'elle pouvait bien lire de si captivant : "Oh, rien, des romans de gare – tu détesterais !" me répondait-elle systématiquement avec un sourire las, masquant de sa main le titre de l'ouvrage en cours.

Nous avons vécu ainsi quelques années. Une vie calme, sans peine mais sans vraie joie non plus, exceptées, pour moi, les lettres de mon père. Comme lorsque j'étais enfant, Maman me les donnait à la sortie de l'école et je courais m'isoler pour les lire et les relire encore; j'en connaissais des passages entiers par coeur :

"Si tu voyais, loupiot, ces aurores boréales ! Si tu savais ce sentiment d'insignifiance de l'homme face à l'immensité du Pacifique ! ..."

"Quelle fête nous avons eue hier soir, accueillis par des joueuses d'ukulele en pagne de raphia, nous régalant de fruits tous plus juteux les uns que les autres ! Tu aurais aimé ça, loupiot !"

A ces lectures, j'étais heureux par procuration; notre vie, à nous, n'était pas gaie – mais quelle fierté j'éprouvais de savoir mon père en plein coeur de ces expéditions formidables, quelle joie de goûter un peu de sa vie à lui en le lisant ! Je me contentais des miettes qu'il me donnait; leur saveur m'était un régal, leur rareté un cadeau précieux.

Je venais d'avoir seize ans quand la maladie s'est déclarée.

Maman a continué son travail quelques mois, et très vite la fatigue a eu raison de son courage; elle n'a plus quitté son lit jusqu'au jour où le médecin m'a pris à part pour m'annoncer qu'il devait la faire hospitaliser. Je devenais responsable de ma mère au moment où j'allais la perdre.

Elle est restée à l'hôpital de Nantes le temps pour moi de réaliser que j'allais devoir me débrouiller seul. Je ne pouvais pas joindre mon père, et Maman a sombré dans le coma, emportant avec elle les réponses au peu de questions que j'aurais voulu, peut-être, lui poser.

J'ai dû prendre en charge l'organisation des obsèques, et m'occuper de toutes les formalités nécessaires. Je n'avais jusqu'alors guère secondé ma mère en ce qui concernait les démarches administratives, aussi est-ce un peu par hasard que, à la recherche d'un acte d'état-civil, j'ouvris son petit secrétaire en merisier. C'était son seul meuble personnel, hérité de son grand-père, je crois; elle y tenait beaucoup, et je croyais savoir qu'elle y rangeait le peu de documents importants que nous possédions.

J'ai tourné la clé, et ouvert l'abattant vers moi.

J'ai commencé à fouiller, ici et là; puis mes mains se sont brutalement arrêtées, soudain prises d'un tremblement incoercible : j'avais devant les yeux une lettre, semblable à toutes celles que j'avais reçues de mon père; mais celle-ci était inachevée – comme en cours d'écriture. Le stylo-plume qui en avait tracé les premières lignes reposait encore sur le papier. Ma vue s'est brouillée quand j'ai aperçu, juste à côté, une pile de livres dont certaines pages avaient été marquées d'un signet de papier. J'ai fait glisser les couvertures et ai découvert, dans le désordre de ce que j'étais en train de comprendre, des mots, des noms et des titres : Les îles ... Nos colonies ... Drake, Defoe, Smollett ... La vie d'un marin, de Jan de Hartog ... et même l'un de mes anciens livres de géographie, que je croyais avoir égaré.

J'ignore encore ce qui m'a attiré vers la boîte en fer qui dépassait à peine d'un tiroir, juste derrière les livres. Pressentais-je qu'elle allait m'apporter des réponses, à défaut d'un soulagement que je n'attendais pas ? Je l'ai délogée de sa cachette.

J'ai reculé, à la recherche d'un siège. J'ai ouvert la boîte sur mes genoux; le couvercle m'a résisté un instant, et s'est ouvert brutalement, laissant échapper, en une explosion grise et silencieuse, une série de photographies qui se sont répandues sur le sol. Je ne les connaissais pas, mais j'ai rapidement reconnu divers portraits de ma mère et de moi, enfant ; deux ou trois clichés m'avaient fixé aux côtés de mon père, un homme jeune, souriant, une main sur mon épaule ou ébouriffant mes cheveux. Je croyais avoir oublié son visage, mais c'était bien lui. Mon père. Mon héros disparu ...

C'est en voulant replacer les photographies dans la boîte que j'ai remarqué le papier imprimé qui adhérait au fond. D'un coup d'index, je l'ai détaché; c'était un article de journal découpé, plié et qui avait épousé, visiblement depuis des années, le fond du coffret.

Je l'ai déplié. Et je n'en ai lu que le titre avant de m'effondrer à genoux :

"Etranger : trois marins français arrêtés et exécutés pour trafic"

Je ne sais pas combien de temps je suis resté prostré ainsi, devant le secrétaire ouvert. Ni ce qui m'a poussé à me relever, ramasser les photos de mon père et l'article de journal, et me diriger vers ma chambre où j'ai brutalement extrait du tiroir de mon bureau d'enfant le paquet de lettres que je conservais religieusement.

J'ai jeté l'ensemble dans l'évier, et craqué une allumette.

J'ai soudain interrompu mon geste – comme si ma main avait été commandée par quelque force extérieure.

J'ai retiré les lettres de l'évier, n'y laissant que les photos et la coupure de presse.

Les flammes ont détruit en une minute les illusions de dix ans de ma vie.

Je n'ai jamais jeté les lettres de ma mère – j'avais fini par les considérer comme telles, ce qu'elles étaient bel et bien. Elle qui n'avait pas eu son Certificat avait réussi à imaginer pour moi les plus belles pages d'une histoire qu'elle n'avait pas vécue.

J'ignore si j'ai pardonné, et à qui : à mon père pour son irresponsabilité et son abandon ? À ma mère pour m'avoir caché la vérité ? Ou même à moi-même pour avoir voulu la croire ?

J'ai quitté Nantes, et me suis engagé dans la Marine.

Je n'ai eu ni femme, ni enfant – personne à abandonner; personne à qui mentir.

J'ai parcouru le Monde, et ai fait miens ces horizons que mon père avait fréquentés, et que ma mère m'avait racontés, les réunissant finalement, par-delà la mort, dans la vie que je nous avais rêvée.

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