La mouette d'Alain

Pierre De Gerville

Petites réflexions sur le texte La Jetée de Dieppe des Propos d'Alain

Ce matin, au réveil, j'ai pris mon exemplaire des Propos d'Alain et j'ai lu La Jetée de Dieppe. Comme souvent avec Alain, j'ai refermé le livre la tête pleine de poésie et de questions sans réponse.
Je me suis assis sur le lit, en tailleur, sentant sur l'intérieur de mes jambes le drap encore tiède et sur l'extérieur de mes cuisses l'air presque glacé de la chambre, je me suis mis à réfléchir. La description de la jetée est très belle et quasi-photographique par ses petites touches si tangibles. Mais elle ne peut être l'objet du texte, ou si je puis dire, le propos du propos (il est bien précisé dans la préface qu'il s'agit de philosophie, ce qui dans mon esprit excluait les descriptions nostalgiques).
Je me suis donc levé, parce qu'il le fallait bien, mais j'étais toujours à Dieppe, devant la mer - il me suffisait de tourner la tête pour apercevoir le pêcheur de mouettes. Parce que La Jetée de Dieppe parle aussi d'un étrange pêcheur de mouettes, c'est-à-dire d'un homme que j'imagine vieux (mais Alain le précise-t-il ?) et qui amuse les passants en ferrant des volatiles avec une ligne et un appât.
A midi, en pelant mes pommes – j'ai décidé de faire de la compote – je pense à mon pêcheur de mouettes. Peut-être est-ce lui, la clé de la Jetée de Dieppe. Alain insiste sur la fragilité du chanvre qu'un homme a su transformer en ligne robuste que même un animal triomphant des tempêtes ne peut briser. Il insiste sur la force de l'oiseau et la faiblesse de l'homme. Et pourtant c'est le pêcheur qui gagne. Ma compote sent le roussi.
Je passe l'après-midi au travail. Lorsque je rentre et qu'attablé dans la cuisine je surveille d'un œil distrait le balais des embouteillages devant ma fenêtre, mon esprit vole toujours au-dessus des flots gris au milieu des mouettes. La mouette. C'est elle qui conclue le Propos d'Alain, et finalement la jetée n'est là que pour permettre le carrousel des oiseaux. La mouette d'Alain est pleine de majesté et de puissance, elle ne craint ni la mer ni le vent. Lorsqu'elle a perdu son combat face au pêcheur, j'ai été triste. J'aurais voulu que ce qui est sauvage et grand l'emporte sur le besogneux et le patient.
Peut-être la Jetée de Dieppe ne fait-elle que décrire le paradoxe ou la malédiction de l'homme, qui s'enthousiasme pour l'immense et l'intouchable et progresse et survit par son obstination des petites choses – qui admire le ciel et excelle dans son travail de fourmi.
Ce soir, quand je me suis couché, j'avais des idées plein la tête. Je n'avais pas compris grand-chose – mais j'avais beaucoup réfléchi. 

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