La nuit Aznavour

Arthur Sonam

Le récit de cette nuit, partagée avec une amie chère, où nous avons oublié que nous étions seulement amis. Lauréat du concours "Nouvelles érotiques".

Ce soir, je n'ai rien de prévu. Subitement nait dans mon esprit l'idée de proposer à une amie de longue date de diner ensemble. Elle accepte et me propose de venir chez elle. C'est sans danger, je le sais. J'acquiesce.

Elle est très jolie. Un regard émouvant d'abord, qu'on voit en premier, clair, intelligent, perçant, un peu moqueur aussi, qui laisse peu d'espace à l'approximation, et c'est son style, plutôt tranchant. En passant outre cette barrière, ce qui nous arrive quelquefois, il y a derrière une autre personne, douce, presque maternelle, et c'est cette personne qui me touche. On est amis depuis longtemps et nous avons convenu que c'était bien ainsi.

J'arrive chez elle un peu fatigué. L'appartement résonne de la voie grave et un peu roulante d'Aznavour. Elle me dit qu'elle est épuisée d'une séance d'acupuncture. Ça sonne comme un avertissement que la soirée ne sera pas trop longue. Ça me va.

On dine puis on s'installe au salon, sur un très grand canapé qui occupe un bon tiers de la pièce, à distance respectable l'un de l'autre, pour prolonger notre discussion un peu décousue mais agréable néanmoins. Charles Aznavour nous accompagne avec ses chansons lentes et tristes qui parlent d'amour avec tellement d'élégance, emmenées par des arrangements d'un autre âge. De façon inattendue, sa voix mélodieuse prend plus d'espace, s'insinue dans les mots qu'on échange et nous force à l'écouter. Nous sommes suffisamment amis pour ne pas ressentir le besoin de remplir un silence qui pourrait advenir. Tacitement, on se laisse donc aller à cette invitation et on se calle, chacun à l'endroit du canapé qu'il occupe, dans une position confortable.

Le temps passe un peu, et tout d'un coup, ce mètre de distance qui nous sépare me gêne. Il a une présence qui n'est pas bienvenue, comme un inconnu qui se serait assis entre nous. Surgit alors cet instant si particulier, comme dans la plupart des rencontres, ou un geste, un mot doit tout faire basculer.

Je reste suspendu à ce moment une minute. Dans ma tête passe mille choses à toute vitesse et cela met brutalement en relief la perception de mon corps immobile, figé, infiniment lourd et cette sensation est inconfortable. Il suffit de tendre mon bras, lui prendre les épaules et l'attirer vers moi. Encore une minute passe dans cette tension. Je sais qu'il faut agir maintenant. Ce qui est possible dans l'instant va virer dans quelques minutes pour devenir une gêne. Et lorsque cette gêne aura empli l'espace de la pièce ce qui arrivera tout de suite après, on la respirera l'un et l'autre et tout possible sera alors en train de se refermer. Et l'instant d'après, l'air aura blanchi comme de la glace pour nous pétrifier. Restera ensuite ce souvenir vide qui scellera toute nouvelle tentative.

 …Alors je le fais. Je glisse mon bras autour de ses épaules, l'attire doucement vers moi et lui dit que j'ai envie de la sentir plus proche. Elle tourne la tête. Après un instant d'hésitation, elle se laisse glisser vers moi, et ce faisant, dissout l'espace intrus.

Mon geste aurait pu être simplement amical mais je dois avouer qu'il est plus trouble, et c'est pourquoi il a été plus difficile. J'ai eu ce besoin impulsif et vibrant de pousser un peu les choses pour voir si ça ne provoquerait pas une réaction en chaine qui, en se déployant, remplirait les minutes à venir d'une autre intensité, comme j'aime tellement cela maintenant …et c'est ce qui va arriver.

Nos épaules qui se touchent en appellent davantage. À l'occasion de la fin du cd d‘Aznavour, je me lève pour le lancer à nouveau et en revenant sur le canapé, je m'allonge sur toute la longueur et pose ma tête sur son ventre, sans trop lui poser la question. Elle m'accueille avec bienveillance et se met à glisser sa main dans mes cheveux. Plus tard, elle me caresse le visage. J'ai les yeux fermés. Le temps fléchit en douceur.

Il n'y a plus de mots ou presque. Seulement des gestes maintenant. J'ai retrouvé la personne que je connais d'elle et qui vient en suivant, celle a qui je suis venu rendre visite, en fait. L'autre est partie se coucher. Celle qui est restée dit tout de même une chose comme « Allons dans le lit nous mettre nus ». Il n'y a pas d'utilité à ce que je réponde. L'instant d'après, nous nous levons et quittons le salon pour rejoindre la chambre, laissant seul mon nouvel ami Charles qui continuera à chanter jusqu'au matin, sans auditoire, pour l'élégance du geste, probablement.

Dans la chambre, la réaction en chaine va suivre son cours, inexorablement. Notre amitié montre des fissures de plus en plus larges. Elle vacille sur sa base fragile. On ne l'a pas dit mais on est juste d'accord pour remettre tout en jeu. C'est quitte ou double. Sans retour.

Tout de suite, nous sommes nus sous la couette. Nos corps entrent en contact avec une infinie lenteur. À ce moment, je sais que nous avons toute la nuit. Je sais aussi que les heures, les minutes, vont s'étirer indéfiniment et que ce qui se présente à nous est un océan d'oubli, sombre et velouté, et que nous en entamons à peine la traversée. Nous quittons le rivage dans les bras l'un de l'autre, serré, sans bouger, cheveux mêlés, sa joue contre la mienne, seulement dans le bruit de nos respirations lentes. Elle respire dans mon oreille en silence. Rien d'autre pendant une heure, le temps que la côte disparaisse à l'horizon.

Et le désir, comme un oiseau blanc nous rejoint. Ce premier plongeon dans l'oubli, que nous venons de partager en silence, se dissout pour laisser place à une chaleur délicate qui nous enveloppe, sans nous toucher encore. Nous n'avons pas bougé. Pourtant ce n'est plus le contact de sa joue que je perçois, mais celui de son ventre contre le mien, de ses seins contre ma poitrine, du poids de ses cuisses posées sur les miennes et de cet espace, entre, où sont nos sexes, si proches l'un de l'autre, sans se toucher encore.

Elle utilise à nouveau les mots pour me chuchoter que « son corps est un temple » et je comprends qu'elle ne veut pas que je la pénètre cette première fois et c'est d'accord, car moi aussi, je redoute que tout soit consommé trop vite. J'ai hâte que cette découverte soit lente, attentionnée et infiniment douce. Une autre heure coule, à la découverte tactile du corps de l'autre, de plus en plus loin des mots.

La réaction en chaine s'amplifie en même temps que les caresses se rassemblent autour nos sexes, déjà gorgés de désir. Elle guide ma main vers elle et parle à nouveau pour me dire comment faire. J'obéis. Un mouvement rotatif, si léger qu'il est quasiment immobile, en un point qu'elle me montre, et quelquefois descendre le long de ses lèvres, puis enfoncer mes doigts en elle, aussi profondément que me le permet l'angle que fait mon poignet et bouger encore, infiniment doucement, puis sortir à nouveau pour remonter en sens inverse, et recommencer cet attouchement immobile qui fait tressaillir tout son corps. Chacune de mes caresses est maintenant accueillie par un gémissement et ce souffle qu'elle exhale sans pudeur à chaque mouvement de ma main est merveilleusement excitant. Elle a aussi ce geste inattendu qui m'électrise. Elle pose au creux de ses doigts un crachat de salive qu'elle se badigeonne ensuite sur le sexe et mes caresses glissent alors avec plus d'aisance et ses gémissements se font plus rapides. Nous naviguons ainsi jusqu'à ce qu'elle jouisse, presque en silence même si je sens les spasmes de son corps qui s'enroulent autour de ma main.

Elle restera ainsi, une minute d'éternité, immobile, dans un relâchement absolu avant de se tourner vers moi pour une nouvelle danse où elle va me prendre avec ses mains d'abord, et c'est moi qui lui dirais où elle doit poser son pouce et quel mouvement lui donner pour que mon sexe grossisse encore et se fige dans une tension presque douloureuse. Puis avec sa bouche, mais surtout sa langue, large et râpeuse, elle passera au même endroit exactement, jusqu'à  ce que je vienne, dans un orgasme vraiment profond, qui me coupe le souffle et qui répand mon sperme sur mon ventre, jusqu'au creux de ma poitrine. Immédiatement après, comme un appel d'air, vient encore une nouvelle minute d'éternité, à plonger dans un oubli plus profond encore.

À 5 heures, mes yeux s'ouvrent d'un rêve trop vif dont j'ai oublié l'histoire. Quelques secondes pour que mon esprit construise à nouveau la pièce dans laquelle je me trouve et je sens sa présence à mes côtés. J'entends son souffle lent dans la nuit. La nuit entière revient à moi. Je ne bouge pas. La vie me prend comme un abime.

Nous avons bougé pendant le sommeil et nous sommes maintenant allongés de coté, moi derrière elle. Le contact de mon sexe contre ses fesses est suffisant pour que mon érection revienne. Et plus elle vient, plus mon sexe pénètre lentement dans la commissure entre la base de ses fesses et le départ de ces cuisses, ce trou qui ne se forme que si ses jambes sont sagement posées l'une sur l'autre.

Elle dort toujours, et c'est très lentement que j'entreprends de bouger. J'imagine en même temps la sensation qu'elle perçoit, encore dans son sommeil, ce glissement inattendu, sur toute la longueur de son sexe, depuis le vagin jusqu'au clitoris. Puis je perçois l'humidité qui facilite ce mouvement. Elle est réveillée maintenant et j'entends son souffle fort qui m'accompagne. Elle est attentive à garder ses cuisses bien posées l'une sur l'autre pour guider le va-et-vient. Encore une heure ainsi peut-être à ne bouger que mon bassin alors qu'elle reste parfaitement immobile. La proximité de son vagin, à chaque coup de reins et une douce torture pour moi.

Il suffit d'une imperceptible variation de ce mouvement pour que mon sexe pénètre enfin en elle et s'y enfonce jusqu'au bout, la remplissant pleinement, pour la première fois. Cette première pénétration lui amène un gémissement dont il est impossible de dire pourquoi il est tellement différent et pourquoi je l'entends encore maintenant. C'est un achèvement, et immédiatement après, dès le deuxième mouvement, un nouveau voyage qui démarre…

  • J'aime votre récit.... la gêne de ce mètre qui sépare mais la complicité des corps qui se touchent soudain sans pudeur... tout en lenteur, avec ce respect qui avive le désir....
    Se sont-ils revus, se sont-ils aimés.... ?. J'aime ces questions sans réponse .... J'aime le mystère de cette amitié qui bascule, j'aime l'érotisme de votre texte qui bouscule....

    · Il y a environ 9 ans ·
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    suryia

  • Vous savez bien écrire sur le désir ! bravo pour cette nouvelle exaltante !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    P1020486

    Mina Elvé

  • Wow....Comme c'est tendre....

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ange

    Apolline

    • Oui. Quelquefois. Merci. Dommage que tout ça ne dure pas au delà de la nuit...

      · Il y a plus de 9 ans ·
      2014 08 19 2556 bd

      Arthur Sonam

  • C'est très beau, très réaliste aussi, c'est du merveilleux qotidien

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

    • Merci pour votre commentaire. c'est vrai que le quotidien bascule quelquefois dans le merveilleux. Trop rarement à mon gout mais je ne sais pas trop à qui me plaindre...

      · Il y a plus de 9 ans ·
      2014 08 19 2556 bd

      Arthur Sonam

  • Magnifique, merci :)

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Default user

    lezarbleu

    • Merci à vous pour ce commentaire très encourageant :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      2014 08 19 2556 bd

      Arthur Sonam

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