la petite voix et son écho

hectorvugo

D’abord il y eut cette lettre de toi que je n’attendais plus. Quarante ans après, tu désirais reprendre contact avec moi. J’y répondis laconiquement en te laissant mon numéro de portable en lieu et place des formules de politesses que j’exècre.

Sais-tu que l’on refait sa vie facilement en quatre décennies ? Pour les gens dits normaux tout du moins. Je crains pour ma part être assez déséquilibré. Je n’ai rien refait hélas. J’ai survécu.

Après, Il y eut ce message énigmatique sur mon répondeur téléphonique.  « C’est Alice, si tu m’aimes encore, rejoins moi à la bastide vendredi prochain 14 heures. Cette fois-ci j’y serai ».

La petite voix et son écho, que je croyais perdus, résonnaient en moi  de nouveau. Elle me chantait : Alice est revenue et lui me répétait : « Alice est revenue »

Aujourd’hui la bastide est une maison de famille, une vieille baraque cachée derrière les herbes hautes.

Je n’ai jamais voulu  la vendre malgré l’insistance d’un agent immobilier. Elle a une valeur sentimentale. Elle est large, spacieuse avec un grand terrain et une vue imprenable sur le Ventoux.

A ceux qui disent avoir une existence suffisamment riche pour ne pas regarder leur montre compulsivement, je leur réponds que ma vie s’articule autour de la trotteuse avec la régularité effrayante des fonctionnaires.

Professionnellement je me suis enquiquiné à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Et encore aujourd’hui à l’heure où la retraite approche, le temps me semble d’une lenteur de gastéropodes.

Je tiens le guichet d’un cinéma de quartier, le dernier de son espèce.

On y passe le même film depuis 10 ans : Ascenseur pour l’échafaud. Je vois toujours la même clientèle. Elle se résume à un couple de septuagénaires. Un cas que les sociologues devraient étudier avec délectation, lui comme elle détestant les ascenseurs. Pour sûr, ils vivent au 3éme et prennent les escaliers.

Je m’égare, je perds le fil volontairement mais c’est pour mieux me protéger de cette voix et son écho me chantant de plus belle : « Alice est revenue, Alice est revenue »  S’il n’y avait que cela. Une vive douleur à l’estomac me prend dès que je pense à notre rendez-vous, à toi, à cette maison de famille.

Et pourtant il fut un temps où la bastide était synonyme de joie.

J'aimais cette maison à la folie parce qu'elle te ressemblait. Gaie le jour, mélancolique la nuit. C’était une vaste demeure avec ses vingt pièces, ses deux étages, sa terrasse face aux oliviers.

Jadis, j’arrivais avant toi.  Les rares jours à me retrouver seul me paraissait un préambule insupportable. Les grandes personnes ne comprenaient pas mon désarroi et l’expliquaient par le spleen du teenager.

Mon oncle Jonas me secouait : « cesse de faire la tête, écris lui des poèmes et elle viendra »

Des poèmes pour toi. C’était une idée. Encore fallait-il avoir le talent et l’inspiration. Je passai des heures à contempler le ciel, à étudier son éclatante évolution, du rose au bleu. Bien installé sous la tonnelle, j’attendis que le vent me soufflât les premiers mots. Sans grand succès.

Heureusement Il m’apporta l’heureuse nouvelle de ta venue. Le monde allait changer enfin.

Tes parents passèrent la grille de la propriété pour la première fois un jour de juillet 1964,  introduits par des amis de la famille.  De fil en aiguille vous aviez su vous faire aimer. D’année en année vous aviez pris vos quartiers et vos aises.

Copains, proches, relations professionnelles parfois, mon père et ma mère avaient le chic pour réunir des improbabilités, (des êtres que rien ne prédestinaient à se connaître).  De cette mixture humaine naissait des moments de réjouissances, des instants de grâce. Vous en étiez bien entendu chaque été.

Nous tombions amoureux progressivement, deux saisons pour s’en rendre compte (je n’entendis pas  la petite voix et son écho), deux autres pour se l’avouer ( je la perçus enfin, elle me disait : Alice est avec toi et l’écho radotait: Alice est avec toi).

Puis arriva l’âge adulte, le moment du grand saut. A se dire si oui ou non, nous voulions poursuivre l’aventure. La petite voix et son écho faisaient partie de ma vie. C’était presque gagné.

La mort de mes parents sonna le glas de la maison et de son esprit festif. Personne ne reprit le flambeau.

Peu après leurs décès, en juillet 1973 je te donnai rendez-vous à la bastide pour te demander en mariage. Tu ne vins pas. La petite voix et son écho disparurent d’un coup.

Nous sommes Vendredi. Je prends l’avion, le Paris-Marseille de 7H45. A son bord que des hommes en attachés-cases, pas un touriste, pas d’amoureux. Les hôtesses de l’air affichent une mine défaite. Air France annonce un plan social  pour les prochaines semaines. Pour passer le temps j’imagine qui d’entre elles pointera à pôle emploi.

Il ne faut pas se faire d’illusions, dans ce genre de métier le critère physique est important. On juge la personne sur ses heures de vols.

La peau du visage est le miroir de notre future déchéance. Chaque matin je me regarde dans la glace et je me dis que la mienne est proche.

Et toi Alice ? A quoi peut bien ressembler ton visage ? A une pomme fripée, à un cuir craquelé, à du textile troué ?

Toutes ces questions à rendre sceptique sont balayées par le retour d’un enthousiasme, l’effet de la voix et de son écho me bissant dans l’allégresse : « Alice est revenue ».  Hier encore j’étais rongé par l’aigreur d’un conditionnel, par ses « et si ». Je cachais ma façade lézardée derrière un sourire de circonstance, une politesse des zygomatiques. Je m’accordais des histoires de cœur sans importances. Celles qui vous donnent le regard vide.

Une hôtesse m’a fait un compliment tout à l’heure : « vous avez le regard qui rit c’est si rare ». Les gens heureux ont les yeux hilares. On ne peut pas tricher avec les yeux. Jamais.

Je reperds le fil. Je parle, je digresse. Je joue la montre. Contrairement à l’avion. Il atterrit sous un ciel bleu et une température caniculaire.

Je loue à la sauvette une Fiat Panda avec climatisation. A nous deux la route, sinueuse, escarpée, d’une autre époque. Celle des autos sans radio, celle où nos parents discutaient de tant de choses. Lorsque les mots venaient à leur manquer, ils brulaient une cigarette tout en roulant. Ils faisaient semblant de croire que fumer ne tuait pas. Ils étaient fidèles à eux mêmes, à cette conception de la vie aujourd’hui obsolète : jouir avant qu’il ne soit trop tard. Ils s’aimaient au su de tous. Ils s’embrassaient en cachette, se tenaient la main quand nous leur tournions le dos, puis, à l’arrivée des sentiments essoufflés reprenaient de l’oxygène avec d’autres corps. Toi et moi, nous les regardions, nous les aimions tels quels, nous espérions secrètement leur emboiter le pas dans cette existence futile et délicieuse.

La route ne longe plus la mer et rejoint les terres. L’odeur du sel s’en est allée, celle de lavande s’annonce.

La petite voix et son écho accompagnent les cigales. Dans ma folie je crois les entendre chanter : Alice est revenue, Alice est revenue.

Toute ma vie je me suis fait un point d’honneur d’arriver en avance. Là encore je ne déroge pas à cette règle. Je roule sur le chemin de pierres le cœur serré tant son emprunt ramène à ma mémoire des images que mon subconscient avait classé sans suite.

Le bonheur fait mal surtout quand il sort d’un film en noir et blanc. La technologie se dissocie des sentiments et crée un paradoxe.  Elle peut aujourd’hui coloriser les vieilles pellicules, leur donner l’aspect de la vie.  Nous en sommes incapables, notre mélancolie a  des teintes bien trop fades.

Etrangement mes yeux d’enfant, d’adolescent, même de jeune homme colorisaient ce que je voyais et lui donnaient un aspect chatoyant et heureux.

Il faut avoir de l’imagination pour qualifier de chatoyante et heureuse la bastide, cette ruine. Jugez plutôt le portail rouillé ouvert avec difficulté, les herbes encore plus hautes que je ne l’aurais crues, l’allée en pavés menant à l’entrée, les murs de la maison jaunis alors qu’ils étaient blancs à l’origine, les volets calcinés par le temps et le soleil, la toiture déchiquetée par les tempêtes successives, la piscine ridée par de multiples failles, les transats verdâtres, les parasols en berne, et plus loin, l’absence insupportable du cabanon en bois, là même où nous nous étions dits je t’aime pour la première fois. Qu’y a-t-il à la place ? Un bouquet de fleurs que la voisine dépose tous les lundis depuis le drame.

Le drame du cabanon en bois, l’endroit préféré pour la sieste. Il brûla un jour de juin 1973 emportant mes parents dans les flammes. Quand on vous dit que l’on ne s’endort jamais la cigarette au bec, c’est qu’il y a bien une raison valable ! Je n’ai jamais fumé à cause de cela.

J’entends le portail couiné, des pas légers dans l’herbe, un souffle féminin. La petit voix et son écho carillonnent : « Alice est là, Alice est là » Il est 14 heures. Je découvre ta silhouette longiligne emprisonnée dans une soutane blanche.

La petite voix s’est tue. L’écho avec. Instantanément.

Le jour des obsèques de mes parents tu en as entendu une autre, avec qui sait son écho aussi. Le destin de notre histoire s’est scellé. Tu es rentrée dans les ordres. Tu n’as pas eu le courage de me le dire à l’époque.

40 ans après nous nous retrouvons, nous parlons sans crainte du passé. Je te revois et je revis un peu.

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