La vie, l'eau, le feu

thib

Photo Andreï Tarkovski. On garde toujours le silence sur trop de choses.

                   Oui la vie s'est dépliée. Elle est partie de loin. Elle est  partie de rien. Qui sait ? C'était peut être simplement le visage de ma mère debout sur l'échiquier de mon père, debout dans ses yeux. C'était peut être la neige, le temps passé à apprendre, le temps passé à attendre. Sacrée journée ce nouvel an. Oui, les jours se sacrent aussi. Bien entendu. Y a des jours-plaine, des jours-faim, des jours-roche, et des jours sacrés. Quoi de mal à ça ? On vit mieux dans le rêve que dans le mensonge.

                C'était peut être pour cette petite fille jamais née, coincée quelque part entre un avant et un après. Mais jamais avant, non, et puis jamais après. Non plus. Ou bien la salive luisante, cette langue d'étoiles que parlait mon frère en gigotant dans son berceau. La vie s'est dépliée pour lui aussi. Il a appris à jurer maintenant, appris la colère, le feu, les mains des autres, le sang qui cogne contre la peau pour s'échapper, il a appris l'amour et la couleur de ses yeux.

                La vie d'abord pas plus grosse que ça. Pas plus grosse qu'une rognure d'ongle. Pas plus épaisse qu'un baiser. Pas plus douloureuse qu'une épingle. Décousue, la vie, malgré tout. Enfin, pas toujours, c'est vrai. Après tout nous sommes là, tous. Nous sommes et ça ne veut rien dire d'autre que ce que ça dit déjà, avec les détours du passé. Décousue, dans la mémoire. Intermittente. La vie convulse. Si si, je crois. Dans la mémoire, ça fait comme un électrocardiogramme, la vie. C'est normal. Moi aussi j'ai fait ça.

                Par exemple, les premières lèvres de Pauline. C'était à quoi, cinq ans peut-être. Mais en fait, on a quel âge à cet âge là ? Les premières lèvres de Pauline, avec leur teinte de rosée, comme ça, et ce moment où le ventre en tension ferme les yeux, c'était bien un sommet ça. Et des années plus tard, quand on embrasse à nouveau quelqu'un, on se souvient toujours un peu des premières lèvres d'une Pauline.  Voilà, déjà des kilomètres de sommet. Des kilomètres d'années de sommet. Parce que la seule manière de mesurer un baiser c'est avec le nombre d'années qu'il bouleverse.

                J'entends déjà l'herbe sous ma fenêtre dire : et dans les plis, il y a quoi dans les plis ? Ce que j'en sais moi, des plis de la vie. Ça peut tout être. La rouste que te fout ton père parce que tu as distribué les deux cent francs que tu lui as piqués dans la poche. Les gamins à qui t'as tout filé qui se paient ta tronche le lendemain comme si de rien n'était. Les gens qu'on rencontre, qu'on se met à aimer et qu'on ne sait pas aider. Les devoirs et les pages de Becherel. Ou bien le boucan que fait ton frangin la nuit, jusqu'à ce que tu te lèves pour aller lui parler, le toucher, le tenir contre toi. Les plis, c'est aussi la même heure tous les matins quand rien ne la bouscule. Ces réveils qui se ressemblent tous, de la sonnerie aux aiguilles et jusqu'au temps qu'il fait dehors. C'est les manies de la solitude, les petites plaies que le quotidien inflige au palais. Il n'y a que les poules pour manger le pain dur du quotidien sans se couper le palais.

                Les poules et certaines grand-mères. Même la vieillesse de mon papi n'y arrive pas. Et pourtant elle lui a pris toutes ses dents. Toutes. Tiens, ça me fait penser que ça ne l'empêchait pas de me courir après quand j'asticotais son pommier, ou quand j'envoyais mes chaussons dans les horloges. C'est vrai, je me souviens. Jamais pu supporter qu'on me dise l'heure exacte. J'y ai jamais trop cru, à l'heure. Surtout quand on t'apprend que c'est pas la même partout. Faut pas nous prendre pour des crétins non plus. Je crois au jour, à la nuit, à l'alternance des deux et c'est un rythme qui me va. On commence tôt à devenir soi même, faut croire. C'est d'ailleurs pour ça que je grimpais au pommier. Et je suis presque certain que si je n'avais pas cassée l'horloge, il aurait gardé quelques dents, le papi. Et qu'il m'aurait eu plus facilement aussi. On court plus vite quand on a toutes ses dents.

                A peu de choses près ça doit être ce que me dit le dentiste la première fois que je me suis trouvé ceinturé sur son fauteuil. Oui, parce qu'un mec qui vous fait des trucs inconnus dans la bouche, non merci. Et s'il ne savait pas ce qu'il faisait ? Après tout, des fois je fais mes interros sans bien savoir moi. Il pourrait m'emporter un bout de langue ? De mâchoire ? Perdre des mots, et alors j'aurais l'air de quoi avec des mots en moins ? Enfin, quand on n'a pas le choix, pas le choix, soupire la sangle sur mon ventre.

                Quand je pense que tout revient à une tête d'épingle, que tout le feu tient là. Dans une tête d'épingle dans un ventre le ventre de nos mères. Toute la vie qu'on déplie, après. Tout ce qu'on vit, ce qu'on fait vivre. Ce qu'on donne et ce qu'on refuse. Et toute cette lumière qu'il y a dans nos têtes, dans nos membres, qui frappe avec le sang contre la peau pour nous parler du monde. Toutes nos vallées, toutes nos montagnes, le passé, tous les passés au même moment. Toutes les sœurs ni mortes ni vivantes, tous les frères harnachés au soleil, toutes les premières lèvres, toutes les Paulines.

                C'est vrai qu'il y a de quoi être en colère contre les hommes aujourd'hui. Il y a sans doute même plus de raisons d'être en colère contre eux que de les aimer. Mais impossible de faire comme si la vie ne se dépliait pas. Impossible d'effacer tous ces sursauts, toute la vie vécue, tout est là, tout est fait et a fait l'aujourd'hui. Et les lèvres de Pauline me disent que ça aurait pu être pire, aujourd'hui. Il y a longtemps qu'elles me le disent. Je ne m'adresse à personne. Je m'adresse peut être à toi. Peut être à ce que tu es en moi. A la part que tu prends de toute cette éternité qui reste à faire. Maintenant j'ai compris que pour ça il ne faut qu'une caresse. Une tête d'épingle. Tout ce qu'on peut donner. Tout ce qu'on est sur le point de devenir.

  • J'ai relu ce texte déjà lu et relu, sa vague tout en plis et en replis. Magnifique. Et secrètement apaisant. Merci encore thib pour ce partage.

    · Il y a plus de 3 ans ·
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    Fionavanessabis

  • ça a commencé tout doucement, en tête d'épingle, en musique doux réveil, et puis comme elle, la déferlante des mots, tendres et interrogateurs, la déferlante qui m'a touchée. Vraiment touchée. A une tête d'épingle près, et tout ce que par là, tu as déplié. Merci pour cette merveilleuse lecture, qui se fera relecture.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Mademoiselle... je ne sais plus vraiment quoi dire. tes lectures et ce que tu m'en laisses me touchent plus que je ne saurai l'exprimer. Merci, encore.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • C'est tout petit mais tellement grand, et c'est beau.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • C'est comme tu ressens qui est grand. Merci. On ne le dit jamais assez.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • alors c'est le matin et je suis reposée. Je te lis donc tranquillement les yeux grands ouverts. Je rentre dans ta tête d'épingle, je lis pour Pauline(hélas je n'ai jamais connu les amours enfantines) et je m'abandonne à tes raisonnements hors-norme, tant le charme de ton écriture m'impressionne.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Y a pas meilleure heure que la matin pour se réveiller. Ni pour sentir. Merci de te laisser prendre au charme, merci.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • J'ai souri, tu sais, j'ai souri. Une caresse, c'est ça. Il y a bien trop à dire pour que ça entre là. C'est juste Grand. Porteur. Tendre. Ouvert, répandu. Immense. Merci...

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    ellis

    • Oh on peut tout faire tenir dans une tête d'épingle. Dans un mot. Un seul. Merci

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

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