La vie sexuelle des insectes [Club jetez l'encre]

Le nez au ras du sol mais les yeux au-dessus de son appareil photo qu’elle tenait devant elle, Polly contemplait avec une fascination marquée par sa bouche entrouverte la parade nuptiale de ces deux mantes religieuses. Les brins d’herbe les avaient presque dissimulées à sa vue, mais elle savait observer. Elle était aussi tombée dessus par hasard alors qu’elle espérait photographier des coccinelles, il fallait l’avouer.

Les deux insectes étaient pratiquement immobiles, si ce n’étaient leurs mandibules qui s’agitaient lentement, comme si elles essayaient de résister à la paralysie latente qui s’était emparée du reste de leur corps. Au bout de plusieurs longues secondes, le mâle – du moins Polly le supposa-t-elle, malgré sa petite taille par rapport à la femelle – se laissa tomber au milieu des brins d’herbe à côté de sa dulcinée. Dulcinée qui se mit  à s’agiter dans d’étranges spasmes, avant de s’emparer de la tête de son compagnon entre ses pattes, le caler contre son thorax et… Lui faire un bisou ? Ah non… Elle était en train de lui manger la tête.

Polly, étonnée, eut un bref mouvement de recul.

« C’est dégueu ! » Constata-t-elle pour elle-même, avant de reprendre son observation. Seulement, une chaussure vint s’écraser tout pile sur la mante religieuse qui achevait son festin. Avec un instant de décalage, Polly leva lentement les yeux sur la jambe qui surmontait cette chaussure, et ne s’arrêta, les yeux plissés, que lorsqu’elle put jauger l’intégralité de la silhouette qui la surplombait, découpée en ombre chinoise par le soleil.

« Si tu te relèves pas tout de suite, je te mets la tête dans la terre !

Polly grimaça. Cette silhouette, même si elle n’était qu’une ombre, elle la reconnaîtrait entre mille.

- Tu te crois drôle, Embry Dawkins ? Gronda-t-elle faussement, et elle devina plus qu’elle ne vit le sourire du garçon au-dessus d’elle. Puis il tourna la tête sur sa droite, et eut un léger mouvement du menton pour inciter Polly à faire de même. Une bande de garçons était en train de s’éloigner en direction d’une paire de vélos qu’ils avaient abandonnés quelques mètres plus loin.

- Disons que tu devrais t’estimer heureuse que je surveille tes arrières, Polly Pocket, parce que je suis pas sûr qu’ils seraient passés par la menace avant de venir t’emmerder. 

- C’est quoi ces mots dans ta bouche, Em’ ?

Le garçon haussa les épaules avec indifférence.

- Tu faisais quoi ?

- J’étudiais la vie sexuelle des insectes… Du moins avant que tu ne viennes royalement les écraser avec tes grosses godasses !

Embry, perplexe, leva lentement le pied pour constater les dégâts sous sa semelle. On pouvait distinguer sans mal les restes de la mante éclatée.

- Berk… » Fit-il avant d’essuyer sa chaussure dans l’herbe. Polly, qui était encore à un niveau raisonnable de son pied, eut une brève prière à l’intention de la pauvre mante religieuse réduite à l’état de purée.

« Allez, relève-toi ! » Enjoignit Embry en tendant la main dans la direction de Polly, prêt à l’aider. C’était bête, mais cette simple attention de sa part lui fit monter le feu aux joues. Parfois, son cœur lui rappelait cruellement qu’elle aimait son meilleur ami un peu plus que comme une meilleure amie. Elle eut un instant d’hésitation, et vit la main d’Embry frémir brièvement devant elle. Alors elle s’en empara, et se leva, époussetant machinalement sa robe rouge pour ne pas avoir à lever tout de suite le regard sur lui.

« S’ils approchent encore d’un pas, je vais leur casser la figure ! Déclara brusquement Embry à côté d’elle, et curieuse, Polly jeta un bref coup d’œil sur lui, avant de suivre son regard et constater que la bande de garçons était toujours dans les parages.

- Pourquoi ?

- T’as écouté ce que je t’ai dit, Polly ? Ils venaient vers toi, et je suis pas sûr que leurs intentions étaient louables…

- Louables, ouahou, tu parles bien ! Fit semblant de s’enthousiasmer Polly en adressant un large sourire à son meilleur ami, qui accueillit sa remarque avec un léger ricanement susceptible.

- Faut savoir, je croyais qu’ils étaient moches, les mots qui sortent de ma bouche.

- Eh ben ça dépend des fois !

- En tout cas, tu devrais faire plus attention à toi !

- A quoi ça sert, puisque tu es là ? Répondit la gamine, mutine.

- … Et que je vais leur casser la figure ?

Le regard de Polly balaya Embry de la tête aux pieds, peu convaincu. Il n’était ni très grand, ni très costaud du haut de ses 13 ans, et même si les garçons, là-bas, ne semblaient guère plus âgés, ils avaient au moins pour eux qu’ils étaient plusieurs. Même si la présence d’Embry dans le parc semblait les avoir coupés dans toute tentative d’aller provoquer Polly. Si tentative il y avait bien eu.

- Abstiens-toi… » Dit-elle finalement en fronçant le nez, passant son bras sous celui de son meilleur ami pour l’entraîner dans un autre coin du parc, et ignorant les battements de son cœur qui s’accéléraient.