La ville bleue

hel

#5 où s'en vont nos semelles de quatre vents

Cela parait simple, rien de compliqué, dit comme ça. N'importe qui, qui veut aller quelque part, réfléchit, pèse et soupèse les choses possibles, distingue ce qui tient de l'envie de la possibilité. Et quand  pour certains l'envie d'un endroit, d'un voyage, d'une aventure, devient si forte, le voyage se décide comme en amour : il passe par-dessus la raison. Parfaitement. L'envie fixe bien la raison dans les yeux, elle se gausse et lui tire la langue bien bas et déjà elle court droit et loin devant. L'envie est une fonceuse, une sprinteuse de quatre temps, bien vite, le cœur battant et un sang nouveau la fouettant tout du long, elle distance tous les mots droits, posés et réfléchis, les mots qui font renoncer, elle les sème, elle s'en moque. Les cheveux éployés au ciel, elle court, court encore, plus vite, plus loin, le rire d'une enfant planté dans le regard en guise de boussole. Et là commence le voyage, et l'impossible possible et advienne que pourra et tant pis, tant pis pour le reste, car sous les pieds de celui qui décide, il n'y a aucun regret, que des folies douces.

Et pour ces autres qui maintiennent le cap de la raison, qui se découpent une petite tranche dans la brioche de l'envie, quelques jours, semaines, mois, quelques jours le plus souvent, suffisent à balayer les poussières de l'habitude. Quelques jours à faire respirer le cœur, rassasier les yeux de nouvelles images, et faire prendre à la peau le hâle du voyageur.

Pour Ernesto, qui a gardé un coin de ville bleue sur le bord du menton, qui pense, respire, s'élance à chaque seconde, dans chaque geste, avec la ville bleue calée dans un coin de sa tête, une tranche n'y suffirait pas, une tranche ? Ridicule, misérable. Miette de rien.

Cette ville bleue, il la veut comme un homme désire une femme, avec fièvre et force, toute entière et pas moins. Mais là, dans sa petite cuisine de deux pas, sous le sifflement de sa bouilloire rouge, l'homme d'habitude est terrassé. Pour lui qui n'a jamais été d'aucun voyage, d'aucun mouvement, et dont la seule folie est de s'être fait horloger, précisément pour son goût des rythmiques précises, des aiguilles qui tournent toujours dans le même sens, et du temps qui se passe et s'écoule  fidèle à l'écoulement de la veille, sans surprise et sans chaos, c'est un mécanisme qui s'enraye, un monde qui se fissure.

La tête dans les vapeurs du thé fumant, les mains jointes autour de sa tasse, c'est presque comme une prière muette qui s'échappe d'entre ses lèvres. « Ai-je déjà perdu la tête à ce point ? N'ai-je pas passé l'âge des toquades ? Ne suis-je pas un homme de raison ? ».  Une prière comme une excuse, un effacement, comme s'il s'amputait de ce cœur qui ne bat plus que pour la ville bleue, parce qu'il a la trouille qui le tiraille de la plante des pieds jusqu'au bord du menton. Il regarde autour. Il regarde derrière. Comme quelqu'un qui se raccroche à ses poussières, ses poussières pourtant plus lourdes que le plomb et qui asphyxient, jour après jour, toute surprise, toute possibilité nouvelle. Le constat est effrayant, a-t-il toujours eu cette résignation ancrée ? Cette vie qui ne vit plus, monacale et retranchée ? Où a-t-il bien pu égarer ses semelles de vent et ses envies de garçon rêveur?

  • Celui là me parle beaucoup, parce que j'avais exactement les mêmes questions avant de les résoudre, aussi inenvisageable que ça m'avait toujours semblé... : )

    · Il y a environ 8 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

    • aussi inenvisageable...c'est tellement ça, heureusement on peut se surprendre, quelques fois :)
      Merci de passer, quand je passe silencieuse, j'ai beaucoup apprécié ton dernier texte, et plus que ça le tout début et certaines images, choses plantées :)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Toujours un plaisir de te lire !

    · Il y a environ 8 ans ·
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    parismrs

    • Merci :) et moi dit, ça fait un bout que je ne t'ai lue, je vais de ce pas voir si j'aurais pas raté des épisodes.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Magnifique, tu as vraiment l'art et la manière de décortiquer les sentiments ... merci Mamz'Hel !

    · Il y a environ 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • On est torturé ou pas aha, merci à toi Marie, contente que ça te plaise.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Punaise Hel, il est magnifique ce morceau là, je l'adore !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • J'en suis ravie, j'ai faillis abandonner, plus rien ne venait pour m'emmener où je veux, ou rien de bien convainquant, alors bon ça fait du bien de lire ça, youhou !

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

    • :)) youyou ! :) parfois il faut juste un peu de temps :) je vais lire la suite dès que je peux :)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Cette écriture... peu importe le contenu...c'est simple, fluide, et ça parle au cœur (ou tout du moins au mien)... de ces textes où je suis toujours gênée de déposer un commentaire mais il fallait que je glisse l'admiration dans un recoin

    · Il y a environ 8 ans ·
    Siren

    hinareva

    • ravie que cela parle à ton cœur, et puis merci, de dire à voix haute, je connais cette pudeur là qui survient parfois à une lecture, j'en suis souvent complice, alors je comprends totalement :)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

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