Le BIBAN

Elsa Saint Hilaire

 

Le Biban

 

            Il arborait fièrement le nom saugrenu de Biban. Respectant les interdits : ici on proscrit le vert, là on pose une pièce de monnaie d’or au pied du mât, là-bas on garde toujours une pincée de sel dans la poche, ailleurs on donne une goutte d’alcool à Poséidon à tribord avant de boire son apéro, partout, jamais on ne siffle car cela fait fraîchir le vent… le père avait, lors d’une cérémonie ayant rassemblé tous les poivrots du port, tué le Macoui en traversant à trois reprises le sillage et tiré les trois balles fatales dans l’écume avant d’attribuer au bateau un nouveau nom de baptême qui était le sobriquet du prénom de son petit-fils, Alban. Le père se poussait du col élimé de sa vareuse de marin au petit court, quand, godillant à bord de l’annexe de plastique jaune, il allait libérer la bête aquatique des entraves de ses béquilles et du lest du corps mort. À marée haute, cela s’entend - faudrait pas prendre le père que pour un con - car à marée basse, il passait de longues heures à ôter le long de la carène, aussi élégante qu’un ventre de lion de mer, les colonies d’algues et de chapeaux chinois avec tout le soin qu’un chirurgien aurait pris à pratiquer l’exérèse d’une verrue molle. Le père le chouchoutait, le bichonnait, le grattait, le karchérisait, l’antifoulait avec passion. Faut dire qu’il avait de la gueule l’arcachonnais avec ses 5,22 mètres de long, son par-battage tout neuf que le père oubliait souvent de relever avant de prendre la mer. Et le père avait bien raison d’être fier car en dépit d’un 9X9 pétaradant et d’un moteur diesel in-bord teufteutant, c’était le seul bateau à sortir du port à la voile, exploit non négligeable pour un dériveur aussi à l’aise à la manœuvre qu’un ancien dragueur de mines. Le Biban, c’était la chair de sa chair… à tel point qu’il y avait de mauvaises langues pour dire que si un jour le père décidait de mettre fin à ses jours, ce serait en sabordant son navire et qu’ils couleraient ensemble à moins de cinq milles des côtes pour respecter les termes du permis de navigation que le père avait passé, parce que le père, tout le monde le savait, était homme à respecter les règlements. Mais le père était d’un naturel gai et imperméable à toute idée de suicide, d’autant qu’il préférait de loin se noyer dans le tafia qu’il planquait dans un coffre de rangement de la cabine plutôt que de goûter aux saveurs salées de la mer particulièrement turbide du petit large.

            Quand même un jour, il nous a foutu la frousse. Sacrément même… Il était parti tôt le matin à marée descendante pour revenir à marée montante en ayant pris soin de souligner au bic rouge les heures sur son annuaire qu’il gardait toujours au chaud dans une poche de sa vareuse. Mais voilà, cette foutue brume s’était levée plus épaisse et poisseuse qu’un sinistre fog londonien à la Dickens. Plus de Biban en vue… disparu… rien que le mugissement sinistre de la bouée à sifflet de l’entrée du chenal. On commençait déjà à chercher le numéro de la SNSM, quand, tel un zombie s’extirpant d’un linceul de ouate, le bateau, grand voile affalée, fit son apparition. Le père, debout à la barre franche, moteur diesel vrombissant, tétait son eau-de-vie. Quand on l’aida à aborder avec précaution la cale, car cette fois il avait carrément oublié de remettre le pare-battage, il nous accueillit par un : « J’ai eu une révélation ! » qui nous fit douter de son état mental. Comme nous le pressions de nous en dire plus, il ajouta : « Le Biban est un nom qui porte bonheur, mes enfants, croyez votre père, car alors que j’étais encalminé dans la brume, un albatros s’est posé sur le puits à chaîne, m’a observé un long instant puis s’est envolé lentement et je n’ai eu qu’à le suivre pour revenir ici sain et sauf. Un albatros, les enfants… vous avez compris ?… Alban… albatros ». On décida alors de compléter en catimini le niveau de sa bouteille d’eau-de-vie avec de l’eau tout court après avoir hésité pour de l’eau bénite.   

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