Le bon côté de la rue
victoria28
Il s’assied devant la vitrine de la boulangerie. Il a posé son sac par terre et une vieille couverture décolorée. Ses vêtements aussi sont décolorés, et ses yeux, sa barbe. Il s’assied sur la couverture. Il bouge avec peine alors que ses vêtements sont celui d’un jeune garçon, un sweat-shirt à capuche, un jean large, des tennis, un peu mous tout de même sous la crasse accumulée. Il cligne des yeux à cause du soleil qui se réverbère sur les vitres du magasin d’optique en face. C’est le premier jour de grand soleil depuis plusieurs semaines et il est du bon côté de la rue. On voit bien qu’il fait froid, pourtant. Son souffle se transforme en buée à chaque fois qu’il respire. A quelques centimètres de lui un filet d’eau dégouline depuis une gouttière qui fuit quatre étages plus haut. Il caresse son chien et le chien à poils ras se couche en tirant à lui un bout de couverture.
Les passants entrent et sortent de la boulangerie avec des sacs de croissants et des baguettes fumantes à la main. Certains ont gardé leur pyjama sous leur pullover. Quelques uns jettent une pièce dans son gobelet en carton, quelques centimes, un euro plus rarement. Il remercie et sourit longtemps après qu’ils se sont éloignés. Le filet d’eau commence à tremper sa couverture. Il s’en aperçoit et frappe le chien sur le museau, et quand le chien est debout il replie le tissu sous ses fesses. Le chien se recouche. Il cligne des yeux.
Un homme d’une quarantaine d’années sort d’une porte cochère en appelant quelqu’un derrière lui. Deux fillettes, six et huit ans peut-être, jaillissent en courant sur le trottoir. Elles sont habillées en robes à smocks blanches et rouges identiques. L’homme crie fort et les enfants s’arrêtent. Elles reviennent vers lui. Il fait non non non de la tête en agitant l’index. La plus grande a des lunettes roses qui lui donnent un air de première de la classe. Quand il a fini elles se prennent la main pour traverser et elles remontent vers la boulangerie, en faisant danser leurs couettes brunes. L’homme porte un pantalon en lainage et un imperméable beige. Les fillettes n’ont pas de manteau, le froid les fait glousser de plaisir.
Elles s’arrêtent devant le chien. La plus petite s’accroupit pour le caresser. Leur père fronce les sourcils, dit quelque chose, le jeune répond en écartant les bras avec la tête levée vers eux, et puis la fillette se redresse et l’homme en costume du dimanche grimace un sourire. La plus grande des fillettes montre la porte de la boulangerie. L’homme regarde le garçon qui lui ressemble un peu, de loin on pourrait les prendre pour des frères avec leur même maigreur et leur même visage en couteau. Il frissonne et serre son imperméable contre lui, puis il salue de la tête comme on fait dans les réunions de travail et pour finir il entraîne les enfants en leur donnant une secousse qui les force à courir. La plus petite fait au revoir de la main au chien.
Le garçon qui s’est penché en avant continue de les invectiver avec des mouvements du menton. Quand il se rabat sur le mur avec les yeux fermés et les lèvres pâles serrées il sursaute et il se retourne. Il tapote la couverture et examine ses doigts, puis le derrière de son pantalon, il s’essuie la main sur la cuisse et il se met debout. Il crie sur le chien. Il tire la couverture de quelques centimètres pour ne plus être sous la rigole. Il est un peu plus loin de la porte de la boulangerie, maintenant. Il se rassoit et repousse le chien d’un coup de pied. Le chien hésite, tremble, le regarde, et il se couche à l’endroit où il était avant, sur le trottoir nu avec l’eau qui lui tombe dans les poils.
Le jeune le regarde et il regarde la vitrine du magasin d’optique sur le trottoir d’en face qui fait toujours miroir pour le soleil de février. Il ne voit pas une vieille dame qui s’approche et lui glisse un euro dans son gobelet. Il secoue la tête plusieurs fois en parlant pour lui-même et il appuie le front sur ses avant-bras. Son dos tressaute sous ses épaules rentrées.
Les fillettes sortent en criant de la boulangerie avec chacune un chausson aux pommes à la main. Le froid leur rougit les joues. Elles courent dans la descente pour rentrer chez elle. Leur père suit derrière avec un carton à gâteau en équilibre sur ses doigts écartés et cette fois il ne les réprimande pas. Il parle dans son téléphone portable en retenant des sourires.
Il s’arrête devant le jeune homme qui secoue la tête à l’abri de ses bras et il le regarde en écoutant son correspondant. Le garçon lève la tête. Ses yeux sont rouges et gonflés. Il attend. L’homme a un geste contrarié de la tête. Il fouille dans la poche de son pantalon. Il en extrait avec peine son portefeuille et il coince le portable entre son épaule et son oreille pour ouvrir la fermeture éclair sans faire tomber le carton à gâteau. D’un œil, il surveille les fillettes qui sont déjà arrivées à la porte cochère et se haussent sur la pointe des pieds pour atteindre la sonnette en se disputant à qui appuiera sur le bouton.
Il choisit dix euros parmi les billets et tout en les tendant au garçon il sourit à la personne qui lui parle dans le téléphone. Le garçon lève lentement la main. Dans le soleil froid son bras vacille un peu. Il serre les lèvres en prenant le billet. L’homme ne le regarde pas. Il redresse le carton qui a failli tomber, il remet le portefeuille dans sa poche et il s’éloigne. Quand il rit au portable, un nuage de buée sort de sa bouche et on voit ses dents bien alignées.
Le garçon regarde le billet, il le caresse du pouce et de l’index. Ses lèvres tremblent un peu. Le chien s’est recouché sur la couverture avec son poil mouillé et il pose sa tête sur la cuisse de son maître. Le garçon froisse le billet, le regard absent. Quand il en a fait une petite boule fripée soudain il se met à pleurer à gros sanglots nerveux. Les passants le regardent mais lui n’a pas l’air de le remarquer. Les larmes coulent sur ses joues. Il les laisse couler. Il a posé la main sur le chien et triture le poil mouillé. Le soleil dans la vitrine a fini par tourner. En bas l’homme a éteint son portable et il lisse son imperméable devant la porte cochère. Il hésite, soupire, puis il tape le code sans même y penser.
Un bel éclairage sur cette douleur et ce décalage si souvent invisible au quotidien insensible ! bravo, oui, très cinématographique !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
Quel texte fort ! Bravo Victoria ! ça remue les tripes.
· Il y a plus de 13 ans ·mls
Le regard posé, à l'extérieur de l'agitation. La part du chien dans ton récit à toute son importance, je dirais selon mon ressenti de lecteur : centrale. Une parfaite vie de chien...très habile, merci Victoria...
· Il y a plus de 13 ans ·leo
Touchée par cette tranche de "vie" narrée avec beaucoup de pudeur. CC !
· Il y a plus de 13 ans ·nouontiine
Oui, bien écrit, comme un film muet mais qui dit tant de choses.
· Il y a plus de 13 ans ·yl5
Belle narration.
· Il y a plus de 13 ans ·Marcel Alalof