Le carré

Constantin Yvert

 Il n’aurait jamais dû. Pourquoi, pourquoi avait-il agît de la sorte ? Voulait-il en finir avec Dieu, et s’abandonner au Diable? De sa maigre vie, dont les rares évènements qui s’étaient déroulés hors du cloitre s’apparentaient à des bouchées de pain jetées sur le chemin de l’existence, n’avait-il pas déjà suffisamment de remords ? Pourtant il priait, le matin, le midi, le soir, après chaque repas, pendant les offices, pendant la nuit, et même en rêve, lorsqu’il dormait. Il avait essayé, en vain, de résister. Cette femme, cette femme… Sa bouche, plus juteuse que n’importe quel agrume de Palerme, l’alcôve de ses hanches où trouver le repos éternel, et ses pieds, qu’il aimait tant. Il n’avait pu résister. Il se savait condamné.

 La pénitence ? Mais comment ? Il cherchait bien une issue à sa situation, mais la lumière ne venait pas. Un signe, un simple signe aurait suffi : un buisson ardant, un présage dans l’eau, une statue en larmes… Il marchait, désespéré, le long de la muraille. Un rosaire à la main, il suivait, sans s’autoriser la moindre pause, l’éternel chemin que traçait un carré autour d’un patio sans fleurs et sans vie, car il lui fallait expier sa faute pour espérer renouer avec le Tout-Puissant. Cette femme, pourquoi l’avait-il touchée ? Et ce Dieu, pourrait-t-il lui pardonner ses funestes égarements ? Son cœur pleurait à chaudes larmes, des larmes de honte, cependant que son visage restait de marbre, aussi blanc et froid que les dalles du cloitre sur lesquelles il marchait, son regard cherchant dans chaque recoin de l’allée centrale l'hypothétique rédemption. 

 Il tourna à gauche, continuant sa marche dans le deuxième couloir où étaient fixés les bustes sévères de Saint Marc et de Saint Jean. Accroché au mince espoir d’une indication divine, il poursuivait son chemin, haletant et assoiffé. Le soleil tapait fort, et une vilaine goute chargée d’angoisse coulait sûr son front perlé. Dans son esprit gisait l’idée, indécrottable, de la finitude de son serment ecclésiastique. Il serait banni, torturé, puis pendu comme Savonarole. « Eu-t-il été un garçon, se disait-il amère, mon crime n’en resterait pas moins de même nature : femme ou homme, un pêché de la chaire est une abdication de la vie monastique. Au moins cette jeune fille était-elle fraiche », nota-il avec un léger rire jaune qui, plus silencieux qu’un battement d’aile, venait s’éteindre tranquillement contre un vitrail oxydé par le temps.  

 Il tourna encore pour s’immiscer dans le troisième couloir. Au milieu gisait un rat mort en putréfaction, l’orbite dégueulant sur la dalle brulante dont s’échappait une odeur répugnante de chaire cuite. C’était un signe du destin : son corps serait puni d’avoir joui de la chaire alors que son âme, souillée de son crime, serait lavée par les flammes. Si seulement il s’était empêché ! Les plaisirs de la chaire sont si éphémères et les plaisirs de la foi, inextinguibles ! Il avançait prudemment afin de contourner le corps presque calciné du rongeur, dont il évitait soigneusement le regard comme pour se donner un sursis. Il était desséché, mais sa faute possédait tous ses sens et l’empêchait d’éprouver la soif.

 Il s’engagea finalement dans le dernier couloir qui venait boucler l’itinéraire figé du cloitre. Il avait de plus en plus chaud dans sa soutane en laine. Son rosaire, contracté par la chaleur ambiante, laissait sur sa main un fin lacet rouge. Désespérément seul dans cet endroit ou nul ne se confiait jamais – si ce n’est en prière – il considérait à présent sa cause perdue. Le crucifix accroché sur la façade Nord du couloir semblait lui indiquer le chemin à suivre. Il s’approcha timidement, intrigué par l’aspect extérieur de la statue. Le Christ ne le regardait pas avec son air habituel, il semblait plus sévère, et il faisait très chaud.

  Au moment où il croisa le regard du Fils de Dieu, il tomba brutalement sur le sol, avec l’expression fripée d’un raisin sec. Le choc avait provoqué un bruit sourd, rapidement étouffé par la soutane. La tête fracturée sur sol laissait échapper un flot continu de sang. Son regard était poreux, son expression glaciale, comme si sa confrontation avec Saint-Pierre aux portes du paradis était perdue d’avance. Dans son manège, obnubilé par ses funestes pensées, il avait négligé de boire de l’eau –  décision peu raisonnable pour un homme de son âge. Sans doute était-ce son dieu qui le rappelait à ses côtés. Pourra-t-il seulement lui pardonner son acte ? 

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