Le fantôme de Juliette

Jean François Guet

Le fantôme de Juliette surgit brusquement du néant. Que réveillera-t-il?

Pieds écartés, jambes raides, fesses serrées, dos plat, épaules dégagées, je me tiens bien droit au pied du lit. J'ai les mains jointes sur le devant comme si j'assistais à une cérémonie officielle. Mû par des pulsions incertaines, j'ai fini par céder et venir au chevet de Juliette. Comme convenu, je me suis présenté au troisième étage du pavillon du service de neurochirurgie de la Pitié-Salpétrière, longtemps après les heures de visites autorisées, après la première tournée de l'équipe de nuit. Je n'ai échangé que des murmures de politesse avec l'infirmière de garde qui m'attendait avant de la suivre en silence à la chambre.


Maintenant, je suis là, seul à regarder Juliette. Figée dans le sommeil, elle dort dans une lumière composite, halo de néon du plafonnier en mode veille, reflets bleus ou verts des moniteurs et voyants rouges des consoles de réanimation. Déjà son propre fantôme, elle n'a vraiment rien d'une belle au bois dormant. Le souffle régulier de son appareil respiratoire et les battements codés des instruments de contrôle témoignent d'une vie qui ne tient plus que par les fils, les tubes et les tuyaux des machines. D'une sorte de turban de fakir, sort par sa nuque une canule chargée de matières glaireuses et sanguinolentes qui s'évacuent dans une poche pendue à côté de celle du goutte à goutte. Nez et bouche cachés par un masque en polycarbonate tenu par des sangles de caoutchouc, de son visage ne subsistent que deux orbites déjà creuses et des pommettes saillantes où l'os transparaît sous le parchemin tendu de la peau. Ses maigres avant-bras offerts aux cathéters sont posés le long du corps soigneusement couvert d'un drap jaune pâle qu'il ne restera plus qu'à tirer quand tout sera fini.


Je n'éprouve ni tristesse ni compassion. Depuis l'agonie interminable de mon grand-père vaincu par un cancer des os, trop de mes proches, parents, amis ou connaissances, ont ainsi attendu leur dernier voyage, prisonniers de ces machines infernales qui ont prolongé leur vie de quelques jours inutiles. Je ne suis nullement impressionné par l'odeur têtue de la camarde qui rôde en ces lieux. Je ne ressens rien car je ne reconnais pas cette femme qui dort devant moi. Celle que j'ai connue des années auparavant sous le même état civil a disparu depuis longtemps de mon univers. J'ai suffisamment porté son deuil pour savoir que ma Juliette à moi est vraiment morte. Rien dans cette femme au seuil du trépas, ne me rappelle celle que j'ai tant aimée. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'ai accepté de venir au chevet de cette inconnue mais je le regrette déjà et sans un geste pour l'agonisante, je sors de sa chambre soulagé de ne l'avoir pas sortie de ses ultimes rêveries. Toutefois, en consultant l'heure sur mon smartphone, je m'aperçois, un peu incrédule, que je suis resté bien plus longtemps que je ne l'aurais pensé. Je vais pour signaler mon départ au personnel de service mais après quelques pas, j'y renonce pour aller m'asseoir sur une des banquettes offertes aux visiteurs dans le hall au sortir des ascenseurs et méditer sur les raisons obscures et contradictoires qui m'ont poussé à venir, malgré tout.


Pour mettre de l'ordre dans mes pensées, je commence par rembobiner le fil des événements de ces derniers jours. Tout a commencé par un coup de téléphone à mon bureau de la faculté d'Angers où je corrigeais les devoirs de mes étudiants en master de droit de l'environnement. L'inévitable irritation provoquée par les fautes d'orthographe, exagérément nombreuses, et de syntaxes, heureusement plus rares, est tempérée par la satisfaction d'apprécier la rigueur des argumentations où j'ai la vanité de déceler les apports féconds de mon enseignement. Je ne note pas les copies, je les annote. À l'évaluation, je préfère mettre l'accent sur les progrès à accomplir, recommandant çà et là des lectures à découvrir ou à approfondir. Je considère que je ne suis pas là pour sélectionner ou classer les étudiants mais pour leur donner un viatique solide avant leur entrée dans la vie professionnelle. Chaque semaine, je leur donne une copie double à rédiger choisissant ses sujets tantôt dans l'actualité juridique, tantôt dans les principales jurisprudences depuis la genèse des directives européennes jusqu'aux arrêts des juridictions d'appel. Cette méthode génère une grosse charge de travail mais je n'y rechigne pas car j'adore ce métier. Cette semaine, j'ai demandé de préciser la notion de « hameau intégré à l'environnement » et je me délecte de la variété des approches proposées. La sonnerie de l'appareil m'a d'autant plus surpris dans ma lecture que ma ligne fixe est rarement utilisée. Le numéro qui s'est affiché à l'écran m'est inconnu.


- Bonjour, je souhaiterais joindre monsieur Parodi.

- Bonjour, c'est lui-même.

- Bonjour Jean, c'est William Blochard.

- Oui ?

- Juliette est au plus mal. Elle a fait un œdème cérébral et les médecins ne lui laissent aucun espoir. Au pire, c'est une affaire d'heures, au mieux une question de jours.

- Et en quoi cela me concerne-t-il ?

- Après dix jours de coma, elle a repris connaissance et depuis, elle ne cesse de réclamer après toi.

- Et bien moi, je ne réclame pas après elle, bien au contraire, et tu es bien placé pour le savoir. Alors, désolé, il n'est pas question que je lui rende visite. S'il te plaît, n'insiste pas et sois gentil de ne pas me recontacter. Je me contenterai de lire son avis de décès dans le Courrier de l'Ouest.

- Je comprends. Pardon d'avoir réveillé de si mauvais souvenirs. Au revoir Jean.


Réveiller de mauvais souvenirs, il en avait de bonnes ce William ! Un vrai cauchemar oui ! Pas question de replonger dans l'horreur! Il fallait que j'évacue mon malaise au plus vite. Comme toujours en pareil cas, j'appelle Rose, ma sœur aînée. Institutrice mariée avec un prof d'anglais, elle vit depuis des années à Bordeaux mais elle reste ma confidente des bons et mauvais jours. En trois mots, je résume la conversation que je viens d'avoir avec William Blochard.


- Tu n'as pas l'intention d'y aller au moins ?

- Aucunement, j'ai été clair et net sur ce point !

- Bravo ! Je suis fière de toi, petit frère ! Mais, je connais cette folle, attends-toi à ce qu'elle fasse appeler sa mère. Surtout ne te laisse pas attendrir car, si tu y allais, tu sais à quoi tu t'exposerais : l'enfer ... en pire !

- Oui, je sais bien. Cet appel a déjà bousillé ma journée ou presque.

- Surtout ne reste pas seul, tu ressasserais ! Va retrouver les copains de la Promenade et essaie de ne plus y penser. Pour toi, elle est déjà morte et enterrée depuis longtemps, alors qu'est-ce que ça change qu'elle y passe pour de bon ?

- Rien ... tu as raison ... comme toujours !


J'ai suivi le conseil de Rose et je suis parti en laissant mes corrections en plan. Il faisait grand soleil et sur le boulevard Foch, les femmes étaient toutes plus jolies les unes que les autres. Assis à la terrasse de la Promenade devant des fillettes de muscadet, les copains savouraient le spectacle en échangeant des propos salaces pour le plaisir d'agacer les copines qui les reprenaient vertement. Un jeu de rôle bien rôdé qui tenait du rituel apéritif depuis nos années lycée, des sales gosses heureux de leurs blagues de potaches travaillés par leurs hormones. Après les avoir salués, je pris place parmi eux en y allant, moi aussi de mes commentaires et j'essuyai les reproches des copines en me défendant avec la mauvaise foi d'un jésuite libidineux. Le trouble qui m'avait amené là s'évanouit rapidement et nul n'en vit rien. Cependant, je pris garde de ne pas trop boire. Non seulement l'alcool porte à une mélancolie malsaine mais pire, il libère la parole et je n'avais aucune envie de m'épancher. Quand Juliette m'avait quitté, je les avais saoulés avec mon chagrin jusqu'à plus soif. Il n'était pas question de remettre ça. Ceux qui restaient dîner choisirent l'option Luigi, la pizzeria où nous avons nos habitudes. Après de joyeuses agapes, je suis rentré chez moi de fort bonne humeur. Comme je n'avais rien gardé de Juliette, ni courriels, ni photos, ni cadeaux, je n'ai pas eu à résister à la tentation de fouiller dans mes souvenirs. N'ayant eu à chasser aucune mauvaise pensée, je me suis endormi en toute sérénité. Sans cauchemar, j'ai passé une bonne nuit. Au matin, l'appel de William était parti aux oubliettes rejoindre le fantôme de sa sœur.


Dans la journée, comme l'avait prédit Rose, la mère de Juliette a appelé. Je m'y attendais et j'étais bien préparé. Je ne la laissai pas placer un mot. « Je vous répète ce que j'ai dit à votre fils : je n'ai pas du tout l'intention d'exaucer votre prière et, comme vous le savez, j'ai mille raisons de n'en être nullement désolé ! Je ne viendrai pas, alors n'insistez pas, merci !» avais-je asséné avant de raccrocher, convaincu que, cette fois, les Blochard me laisseraient en paix. Très attaché aux convenances, le père ne risquait pas de rappeler. De liaisons scandaleuses en aventures immorales, sa garce de fille avait porté atteinte à l'honneur de la famille Blochard avec un plaisir militant qui confinait à la pathologie. Elle avait depuis longtemps épuisé toute bienveillance paternelle au prix de longues périodes de fâcheries entrecoupées de fragiles armistices essentiellement consacrés à la recherche de nouveaux motifs de rupture. Aucun risque d'être relancé donc !


Entre cours, lectures, écriture et corrections, j'ai repris le cours paisible de ma journée de professeur d'université. J'avais presque fini de trier mes courriels quand mon smartphone vibra. Un numéro s'afficha, inconnu : sans doute un étudiant dont je ne mémorisais pas les coordonnées tant ils étaient nombreux à pouvoir me joindre en cas de nécessité. Sans me méfier, j'appuyai sur la touche « répondre ». Après une courte toux, une voix de baryton fatigué lui parvint. « Jean? Sacha Dnieprsk, le mari de Juliette. Venez ... cette fois-ci, c'est moi qui vous le demande … Venez vite, s'il vous plaît! ». Abasourdi, je n'eus pas le temps de répondre car mon correspondant avait raccroché. J'étais à mille lieues de s'attendre à un appel du mari. Mon premier réflexe fut de rédiger un message au numéro affiché : « non, non et non » et j'ajoutai trois émoticônes grimaçant de colère avant d'appuyer sur la touche « envoyer ». Non, non et non ! Comme pour conjurer le démon, j'avais reniée Juliette trois fois ! Néanmoins, l'appel du mari éploré m'avait déstabilisé. Décidément, même à l'article de la mort cette sorcière de Juliette n'avait rien perdu de son art de la manipulation. Qu'elle ait réussi à convaincre son mari de m'appeler, me sidérait! Il savait bien que j'étais l'amoureux qu'elle avait plaqué pour le suivre et l'épouser. Juliette avait peut-être marqué un point mais, cette fois-ci, elle avait abattu le peu d'atouts qui restaient dans son jeu pour autant que l'on puisse parler d'atouts. Je n'avais rien à perdre ni à gagner, j'étais hors-jeu. Non, non et non, cette disparition annoncée ne me concernait pas.


Rentré chez moi, je mis un disque des Doors en réglant le volume sur la limite admissible par son voisinage avant de me faire couler un bain. Dans l'eau chaude parfumée aux agrumes, je reprenais les couplets que je connaissais par cœur en hochant la tête en rythme : « love me two times babe » ! Un temps, j'avais joué d'une vague ressemblance avec Jim Morrison, face d'ange, œil charbonneux, nez droit, lippe charnue, laissant pousser mes cheveux noirs coiffés comme mon idole : succès assuré auprès des filles dont j'avais parfois abusé, surtout pour des relations aussi fugaces qu'insolites. Aujourd'hui, si mes traits réguliers sont soulignés d'aimables ridules, elles accentuent la perpétuelle ironie bienveillante de mon sourire et de mon regard. Mes boucles brunes, raisonnablement raccourcies, se teintent de fils d'argent mais aucun signe de calvitie ne menace. Ma capacité de séduction est intacte mais j'en use désormais avec une parcimonie aussi prudente qu'exigeante. Installé dans ma chaise longue Cassina, bien au chaud dans un peignoir que j'avais acheté à la boutique du Waldorf Astoria lors d'une escapade amoureuse à New York, je savourais tranquillement un verre de coteaux du Layon en écoutant « L.A. Woman » quand je reçus un appel de Rose.


- La mère, j'en étais sûre, mais le mari, ça m'épate ! Elle est trop forte la salope ! Tu n'as pas fléchi au moins ?

- Non, pas du tout ! Mais j'avoue que ça m'a un peu remué.

- Je m'en doute bien … mais si tu les as envoyé paître, ils te laisseront tranquille maintenant. J'espère que ça ne va pas te tracasser et t'empêcher de dormir.

- Non ! Ce soir, j'ai de la visite...soirée catwoman au programme...ça va être chaud!

- Avec qui ? Je la connais ?

- Oui, c'est Élisa.

- Super ! Tu me raconteras !


Depuis mes premiers émois, ma sœur aînée adore se faire conter par le menu mes exploits amoureux. Se gardant d'être intrusive, Rose nourrit ainsi ses propres fantasmes. Cependant, elle est toujours disposée à me conseiller quand une liaison prend mauvaise tournure. Je lui sais gré de m'avoir préservé du pire quand Juliette m'avait brutalement quitté pour épouser Sacha. Certes, notre histoire avait connu des turbulences mais, années après années, elle s'était apaisée pour s'inscrire dans la durée. Tous deux, nous appelions à l'éternité de notre amour. Rien ne préjugeait de cette rupture. Toute à sa toquade, Juliette prétendait ne pas être amoureuse de celui qu'elle allait prendre pour époux en continuant de me jurer qu'elle continuerait de m'aimer. Fort de cette affirmation, j'avais tout fait pour la reconquérir, en pure perte. Proprement anéanti, j'avais sombré dans la dépression. Le thérapeute qui m'avait suivi avait posé un diagnostic sans appel. Juliette souffrait de multiples pathologies psychiatriques. De l'avis général, je m'en étais sorti d'une bonne. Lentement, ma blessure avait cicatrisé. Toutefois, elle avait gravement endommagé ma capacité à aimer. Depuis, je m'en tenais prudemment à des liaisons sans investissement sentimental excessif.


Jolie blonde aux grands yeux verts, Élisa est une institutrice avec qui Rose a fait l'École Normale. Depuis que Rose nous a présentés, elle est une compagne fidèle de mes jeux coquins. Célibataire sans enfant, Élisa aime trop papillonner d'un homme à l'autre pour s'investir dans une relation de couple et malheur à celui qui en tombe amoureux. Incapable de résister à ses pulsions, elle les assume crânement. Pour autant, c'est une fille adorable sur qui ses amis peuvent vraiment compter en toutes circonstances. Elle m'a beaucoup aidé quand j'étais au fond du trou et c'est aussi grâce à elle que j'ai peu à peu remonté la pente. Amants à l'occasion, nos jeux procèdent d'un rituel qui l'excite prodigieusement. Après m'être assuré de sa disponibilité, la belle a un carnet de bal bien rempli, je fixe le thème et le dress-code de notre soirée par texto. À heure dite, je lui laisse mes instructions détaillée sur un carnet posé sur la table du séjour et je dispose sur le lit les jouets et accessoires que nous utiliserons. Ensuite je vais au bistro du coin attendre qu'elle se prépare et qu'elle me fasse signe pour la rejoindre. Ainsi, après avoir passé son collier, Élisa devient la petite Mirza qu'elle adore être pour moi. Ponctuées de tendres câlins et de fous rires, nos séances sont un régal des sens les plus interdits. Ce soir là, je me déchaînai et ma partenaire n'en put mais. En la saillant d'abondance me revenait l'image de Juliette, une gourmande qui n'avait pas froid aux yeux elle non plus. Au lieu de siphonner mon désir, ce mirage décupla ma rage virile ce dont se félicita bruyamment ma camarade de jeu. Redevenue Élisa après nos ébats et une bonne nuit de sommeil, mon amie s'inquiéta de l'air soucieux que j'affichais en lui servant son petit déjeuner. M'écoutant éluder avec peine, elle eut le tact de ne pas insister. Décidément, les appels de détresse des consorts Blochard m'avaient bien plus affecté que je ne voulais l'admettre. Nous nous quittâmes sur un ultime câlin avant de retrouver notre quotidien. Le fantôme de Juliette hanterait ma journée mais je savais que, passé ce mauvais moment, il finirait par retourner au néant. Dans la matinée, je reçus un courriel qui me laissa perplexe.


« bonjour,

quand vous viendrez à la Pitié, il est préférable d'arriver le soir, entre 23h et minuit, après le dernier passage de l'interne de garde. Je vous attendrai dans la salle des infirmières. Vous me reconnaîtrez facilement, je suis eurasienne. J'ai hâte de vous connaître. Depuis qu'elle est sortie du coma, Juliette ne cesse de parler de vous. Nous vous attendons. Ne tardez pas.

Bien cordialement,

Niau »


Contre toute attente, ce message me décida à faire le voyage et je pris le TGV à la gare Saint Lô le soir même. Maintenant, je suis là, à me demander pourquoi diable je suis venu.


Une politesse vis à vis des Blochard qui avaient tant insisté pour que je vienne saluer leur fille une dernière fois ? Ces braves gens m'avaient toujours témoigné respect et affection, surtout dans les épreuves que Juliette m'avait fait subir en me quittant. Décision prise, elle s'était montrée totalement indifférente à ma détresse allant jusqu'à me reprocher de l'indisposer avec mes pleurs. Il était dans l'ordre des choses qu'une rupture amoureuse provoque un beau chagrin. Le contraire aurait déçu voire franchement courroucé Juliette car c'eut été admettre que mon amour qui l'avait comblée au delà du raisonnable avait quelque chose de frelaté. Comme bien des amoureux avant moi, elle m'avait quitté pour un autre et pire, pour un vieux à pognon. Tout en me jurant que son amour pour moi restait intact, cette garce m'avait prié de patienter en attendant que la plaie se referme, je finirai bien par reprendre le cours de ma vie avec d'autres femmes. Oui, avec le temps j'avais fini par guérir. Non, je n'avais rien à opposer à la prière de cette famille dont je comprenais la douleur mais la compassion était bien insuffisante pour avoir motivé ma venue.


S'assurer de la disparition annoncée d'un être jadis aveuglément adulé puis vomi avec la même féroce cécité avant d'être peu à peu oublié et enfin tenu pour mort? Derrière la surprise de cette invitation, j'ai cru deviner un de ses sortilèges destiné à se rappeler à moi en écartant les lèvres d'une plaie mal cicatrisée pour y jeter à nouveau ce qu'il faut de sel empoisonné pour entretenir indéfiniment sa purulence. Juliette s'était autrefois si souvent vantée d'être sorcière que j'avais fini par y croire. En venant assister à son agonie, peut-être s'agit-il conjurer le sort. Morte, j'en aurai fini avec elle une fois pour toutes, mais dans la pénombre de ce hall désert, je me mets à en douter. Inoffensifs, les morts ? Allons donc ! Et les mourants sont encore pire qui sont là pour veiller à survivre en votre âme jusqu'à votre propre disparition. Rose, m'avait pourtant mis en garde à qui j'avais promis de me tenir à l'écart de cette engeance maudite qui avait détruit trop de choses en moi et qu'elle soupçonnait, avec justesse, de conserver intact son pouvoir de nuisance. Oui, je suis venu malgré cet avertissement. Mais non, je ne suis ni attiré ni affecté par ce spectacle funèbre.


Se repaître de sa mort clinique comme juste réparation de ses malheurs anciens ? Certes, il s'en était fallu de peu que j'y laisse la peau, mon instinct de survie ayant heureusement pris le pas sur mon désespoir et je lui gardais rancune des séquelles dont il était improbable qu'elles disparaissent un jour. Un temps, j'avais voulu me venger de cette séparation qui avait affecté ma santé au point de sombrer dans la dépression et d'écoper d'un semestre d'arrêt de travail. J'avais alors rédigé des dizaines de brouillons de courriels et de textos à l'attention de ce Sacha que j'avais surnommé Nicéphore, eu égard à son nom de famille, Dnieprsk/Nièpce mais je n'en n'avais rien fait. À quoi bon blesser cet homme qui n'y était pour rien ? Juliette devait suffisamment le faire tourner en bourrique et sans doute le tromper, comme elle l'avait fait avec tous ses compagnons avant lui, moi compris, pour ne pas ajouter à sa souffrance supposée. Avec une perversité consommée, Juliette m'avait tout raconté de ce Sacha, y compris son cancer de la prostate qui, en sus de son âge, soixante cinq ans passés, le privait de toute prouesse sexuelle convenable. Je m'étais senti presque solidaire de ce malheureux époux. Avec du recul, je me sentais bienheureux de ne pas être à sa place. De son côté, Juliette avait longtemps essayé de maintenir le contact avec moi. Elle s'était épuisée en messages avant de se limiter à me souhaiter mon anniversaire et la bonne année. J'avais répondu tout d'abord par des reproches pathétiques puis par des insultes circonstanciées avant de me murer obstinément dans le silence et l'oubli, la meilleure des punitions finalement. Oui, je savais que ce mutisme, à défaut de lui faire vraiment mal, devait la perturber quelques jours. L'ogresse n'avait pas l'habitude qu'un homme lui résiste. Je me délectais de la savoir contrariée, passant ses nerfs sur l'infortuné Nicéphore. Mais non, le décès imminent de Juliette n'est pas une vengeance du destin, encore moins la mienne.


Une forme de masochisme ? J'ai toujours manifesté une certaine complaisance vis à vis de mes chagrins d'amour comme s'ils étaient le pendant obligé d'un bonheur qui, inéluctablement, ne pouvait être que transitoire et s'achever dans la douleur. Ma relation avec Juliette s'était inscrite dans une longue série d'histoires, plus ou moins longues, plus ou moins sérieuses, toutes prématurément avortées. Une de mes flirts, perdue de vue depuis et pour cause, m'avait naguère expliqué que les amours fusionnelles ne pouvaient que mal finir car elles portaient en elles un germe de destruction qui rongeait peu à peu les sentiments jusqu'à les anéantir. Pour en avoir beaucoup souffert, mon amie se gardait désormais de s'y engager, préférant s'éloigner quand elle se sentait prête à chavirer. Moi, je ne savais aimer que dans la passion absolue, totale, excessive et dévastatrice. Avec Juliette, je m'étais d'abord engagé avec prudence car j'avais confusément deviné en elle une prédatrice à l'esprit cruel et torturé. Malgré tout, je n'avais pu s'empêcher de me donner à elle corps et âme d'autant plus qu'elle avait semblé faire de même. Dans un éclair de lucidité, je connaissais son parcours amoureux riche et mouvementé qu'elle n'était pas avare de me raconter en détails y compris anatomiques, je pressentais le pire mais, naïf, j'avais voulu croire à la promesse d'éternité de cet amour partagé. L'annonce brutale de son départ avec Sacha que rien ne laissait présager, m'avait démoli pour le compte. Oui, au plus fort de mon chagrin, je m'étais surpris à me complaire dans la souffrance, me laissant aller à m'apitoyer sur moi même avec un plaisir malsain, me persuadant que je l'avais bien cherché à défaut de le mériter. J'avais même tenu le journal de ma descente aux enfers avant d'y renoncer, conscient que ce travail d'écriture n'avait rien de thérapeutique, bien au contraire. Mais non, je ne veux pas revivre, ne fut-ce qu'un instant, cette douleur insupportable.


J'en suis là de mes conjectures quand je sens une main prendre la mienne. Niau, l'infirmière de garde, me murmure quelques mots apaisants et me tend un mouchoir en papier. Perdu dans mes pensées, je ne me suis pas aperçu que j'avais pleuré. Je m'en veux de cette sensiblerie et m'en excuse maladroitement. Demi-sourire imperturbable aux lèvres, Niau m'invite à descendre chercher un café au distributeur du rez de chaussée puis à aller fumer une cigarette dehors dans l'arrière cour. Je remarque alors combien elle est jolie dans son petit pyjama blanc sur lequel tombe de longs cheveux noirs. Sa main dans la mienne, je lui rends son sourire, heureux de sa compagnie. Assis sur une margelle, nous buvons notre café en fumant sans un mot. Groggy, j'ai la tête à la fois pleine à exploser et vide à imploser, une alternance de carrousels d'images sans paroles qui se télescopent en accéléré et d'un cercle de lumière crue qui décroit lentement jusqu'à disparaître. Ce kaléidoscope muet de plans séquences rappelant les jours heureux que je dois à Juliette ne me soulève pas le cœur. Spectateur de ma propre vie, je subis ce déballage torrentiel de clichés, trop assommé pour ressentir la moindre émotion. Pétrifié, j'ai la sensation de me tenir à l'écart ce couple d'amants où pourtant je joue le rôle titre, deux fantômes qui dansent dans ma mémoire comme pour la purger une bonne fois. Peu à peu, les images s'estompent, le vide s'installe et mon esprit s'apaise. Avec beaucoup de douceur, Niau essuie mes dernières larmes. Ses petits yeux noirs étincelant sous la lune, elle vrille son regard dans le mien avant de briser le silence.


- J'aimerais tant qu'un homme m'aime autant que vous aimez Juliette.

- Aimer Juliette ? Vous faites erreur. Je ne l'aime plus depuis longtemps. La femme qui agonise là haut n'est pas celle que j'ai aimée.

- Vos larmes prouvent le contraire.

- De la sensiblerie mêlée de fatigue, rien de plus. La poussière des souvenirs encombrants que je viens de remuer m'aura piqué les yeux.

- Aucun homme n'a jamais pleuré par amour pour moi.

- Ne regrettez surtout pas de n'avoir jamais fait souffrir un homme. Cela fait de vous un ange rare.

- Un ange ? C'est drôle, ce sont les premiers mots qu'après une longue anesthésie générale, un patient adresse à une infirmière en ouvrant les yeux en salle de réveil.

- Et moi je suis un grand blessé qui recouvre ses esprits grâce à vous.

- Je n'y suis pour rien, j'étais là, voilà tout.

- Oui vous êtes là et bien là. Alors que je séjournais aux enfers, votre seule présence m'a laissé entrevoir un bout de paradis. Nulle autre que vous aurait été capable d'un tel prodige !

- Vous avez vraiment une belle âme Jean, une très belle âme.

- N'en croyez rien, je suis un voyou comme les autres !

- Je suis sûre du contraire conclut-elle en pouffant.


Irrésistiblement, nos visages se sont rapprochés et nos lèvres se joignent dans un mouvement naturel, un baiser d'abord timide puis exagérément fougueux, deux noyés se ramenant à la vie l'un l'autre dans un temps aboli. Nos langues apprennent vite à s'enrouler l'une à l'autre avec rage et douceur alternées. Tantôt celle de Niau invite la mienne à prendre possession de sa bouche lui faisant toute la place pour mieux la sucer, tantôt c'est moi qui lui rends la politesse. C'est à qui avalera l'autre. Sans pudeur, Niau conjugue grâce et habileté avec un soupçon de perversité pour me laisser entrevoir une sensualité hors du commun. Bien entendu, le désir nous submerge mais, d'un commun accord scellé par nos regards, nous n'y succombons pas. Des galipettes à la sauvette gâcheraient la magie de l'instant, un bonheur absolu dont nous voulons conserver la pureté. Nous nous séparons avec la promesse de nous revoir très bientôt mais loin de cet hôpital de malheur et de ses fantômes. C'est entendu, Niau viendra passer le prochain week-end chez moi. Le cœur lourd de l'abandonner dans la nuit mais subitement léger d'un bien être nouveau, je rentre à Angers par le premier TGV. Bercé par le roulis du train, je m'endors en souriant, le goût de Niau encore sur les lèvres.



  • c'est très bien écrit, d'un bout à l'autre du texte, c'est traumatisant pour moi d'entendre parler du cancer qui touche ma famille mais c'est bizarre de trouver l'amour d'une infirmière alors que son ex, est mourante, même si celle-ci l'a fait souffrir, comment avoir le coeur à embrasser une femme dans de telles circonstances ! Mais ton style est bien travaillé pas un seul mot est à enlever et le passage de l'embrassade avec Niau me donne envie d'aller embrasser une femme dans la rue ! Je ne savais pas que c'était toi le Jean François Guet de Facebook ;-))

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Photos de la phablette 014

    amphicyon-ingens

    • merci de tes flatteuses appréciations ... je suis un besogneux de la lettre, j'éprouve toujours le même plaisir à peser mes mots avant de construire mes phrases avec soin et, de relectures en relectures, je laisse longtemps mijoter en écumant souvent le brouillon avant de le servir à mes lecteurs ... encore merci de ta relecture attentive en espérant que tu auras le même plaisir à lire les autres (ici, je publie des nouvelles relativement longues, mes textes courts et ma poésie est publiée sur Short)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • C est l histoire de la mort ! Toute l importance du sens que l on porte à la mort au delà de nos connaissances. Une mort si liée à l absolution de nos erreurs. C est la douleur d une séparation, qui nous entraîne au plus profond de notre être, un puits aux murs lisses où aucun contrôle n est possible où la folie nous frôle. C est aussi l histoire de la mort source de renaissance et de vie...on tourne la page . Merci Jean François.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Default user

    Marie Igles

  • une histoire triste et belle à la fois, où le personnage semble cacher sa sensibilité à fleur de peau ... puis finalement, il va voir Juliette .... une belle fin, bravo !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Dsc07355

    Claudine Lehot

  • Une très agréable lecture...

    · Il y a presque 8 ans ·
    P1359

    Marie Lacroix Pesce

  • a la proxima estacion :-)

    · Il y a presque 8 ans ·
    Default user

    Joelle Teillet

  • Comme d'habitude avec toi !.... que ce soit à Venise, ou dans un hôpital, partout tu nous embarques avec toi en cinémascope.... bravo est un maigre mot, pour ce que tu nous donne à lire.... :-))

    · Il y a presque 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • merci Maud ... écrire en cinémascope? je n'y avais pas pensé mais je vois très bien ce que dessinent mes mots avant de les écrire ;-)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

    • :-))

      · Il y a presque 8 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • Quelle verve ! La description de Juliette sur son lit est glaçante et effarante de réalisme ! T'es peut-être pas le roi Lézard (Morrisson) but you can do anything avec tes lecteurs ! Tu nous emmènes avec brio exactement là où tu veux qu'on aille ! Dès les premières lignes, on a envie d'en savoir plus et ton luxe de détails fait que ton récit se fait visuel, il se déroule comme si on regardait un court-métrage ni plus ni moins ! J'ai adooooré le final et le caractère de ton personnage ! Un écorché vif au final ! Donc la conclusion s'impose CASQUETTE A RAS DE TERRE Jeff ! Bravooooo ! STANDING OVATION !!! Bisous et douce soirée loin de ce monde martyrisé ! A bientôt !!

    · Il y a presque 8 ans ·
    Epo avatar

    Christine Millot Conte

    • merci Christine, tu es un zamour ... bisous bisous ;-)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • Superbe... On ne se lasse à aucun moment... On se laisse juste captiver par l'histoire. De très beaux passages, de belles images aussi... Il est dans la nature de l'Homme de pardonner "l'autre" sur son lit de mort... Ici, c'est tout l'inverse... Et j'aime cette ténacité. Juste bravo !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Hypnose

    cat-a-strophes

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