LE FUSIBLE

nyckie-alause

Ou "Pourvu qu'il nous arrive quelque chose…"

La première fois qu'il est venu, nous n'étions pas à la maison, aussi il s'est contenté d'écrire un post-it qu'il a collé sur les deux portes du palier. « Je reviendrai demain » sans autre précision. 

Quand à mon tour je suis arrivée sur le palier, mes bras étaient tellement encombrés de paquets et de sac, que j'ai eu du mal à saisir mes clefs. Ce n'est qu'au moment de refermer que j'ai aperçu le petit carré jaune, celui de la porte d'en face. Je suis immédiatement allé le décoller et en traversant l'espace qui me séparait de la porte que j'avais laissée ouverte j'ai remarqué le second post-it, identique à celui que je tenais entre mes mains.

Il faut que je t'explique. L'appartement que ma famille occupe est un double appartement. Ce qui fait que je peux très facilement me disputer avec l'un de mes parents pour me réfugier chez l'autre en claquant la porte de ma chambre. Je vois ton air interloqué. Ma chambre est la seule pièce qui communique entre les deux, une sorte de fusible, ce qui fait que c'est uniquement dans des cas exceptionnel qu'ils ont l'occasion de s'adresser la parole, du bout des dents… Tu imagines l'ambiance au quotidien.

Donc j'ai tourné le verrou, je suis allé distribuer les courses que j'avais rapportées, dans l'une et l'autre des cuisines, j'ai refermé les portes de ma chambre et sur chacune d'elle j'ai collé le petit message jaune.

Le tapis rond qui est la pièce maitresse de mon mobilier, occupe une grande part du parquet,à distances égales des deux portes. Il est formé de cercles concentriques de différentes couleurs. Je n'ai donc eu aucune difficulté à installer mon fauteuil de bureau rouge en plein milieu. Rouge, le centre de la cible. Je m' y suis installée confortablement et là, les pieds sur la barre chromée, j'ai commencé à tourner. Je ne sais plus pour quel côté j'ai opté, j'ai tourné, dans le sens trigonométrique ou anti-trigonométrique ? 

Enfin, maintenant cela n'a plus d'importance je pense. Mon but était de comparer les deux messages afin d'y déceler une différence ou un sens caché qui me mettrait sur la voie d'une compréhension.

Je comprends pourtant chacun des mots. Si le visiteur avait au moins signé, j'aurais pu avancer…

« Je » : Il était venu seul. Tu remarques que je dis « IL » pour qualifier le visiteur. J'ai le sentiment que cette écriture est celle d'un homme.

« reviendrai » : là le mystère s'épaissit car on peut comprendre qu'il est venu aujourd'hui, sans savoir si, précédemment il était déjà venu.

« demain » : L'énigme se complexifiait. Nous étions aujourd'hui mardi et je n'étais pas rentrée chez moi (chez nous, chez eux) depuis le vendredi soir puisque j'étais chez toi pour le week end, avec vêtements de rechange et affaires de classe. Il avait donc pu passer vendredi, samedi, dimanche ou lundi. 

J'ignorais à ce moment-là si mes parents, ou au moins l'un des deux, avaient passé ces derniers jours à la maison. Depuis quelques temps, que ce soit l'un ou l'autre, ils avaient l'esprit ailleurs, le regard lointain et ils ne me refusaient rien. Je pouvais partir toutes les fins de semaines si l'amie qui me recevait était connue et reconnue. Autant dire que j'aurais pu monter n'importe quel plan pour m'échapper, ça aurait marché. Quand je rentre de ces invitations ils m'interrogent bien sur ce que nous avons fait mais j'ai l'impression qu'ils écoutent mes réponses avec un certain manque d'attention.

Donc imagine le tableau : je suis dans ma chambre, de mes pieds je donne de l'élan au fauteuil, ma tête s'incline un peu en arrière attirée par la force centrifuge, le sang circule plus vite dans mes veines et j'ai l'impression de réfléchir plus vite, et mieux. Les petits carrés jaunes font comme des éclairs, des clignotements à chaque tour. Quand, n'ayant pas obtenu de réponse par cette méthode d'investigation — proche de la divination— j'arrête de tourner, j'ai un peu la nausée. 

Le visiteur reviendra demain et justement, demain, on a le cours de physique sur la force centrifuge et la force centripète (tu ne le vois pas mais, centripète, ce mot me fait toujours sourire) qui est supprimé, et je viens de décider que le sport, bof…, je peux le rater. Je resterai chez moi, enfin chez l'un ou chez l'autre. A moi, ici il n'y a que ma chambre. Ma vie semble enviable, mais sois bien sûre qu'elle est très compliquée. 

***

Je te tiendrai au courant de l'avancement de la situation dès que je saurai quelque chose de nouveau. 

***

Mes parents sont arrivés presque simultanément. Ils auraient presque pu se croiser dans l'entrée.

D'abord, j'ai entendu claquer la porte de ma mère, celle où j'ai découvert le premier message. Puis du bruit dans la cuisine, et enfin, un toc-toc discret assorti d'un « Je suis rentrée ». Moins d'une minute plus tard, le même manège s'est produit dans la seconde partie de la maison. Ne me restait plus qu'à décider lequel j'irais embrasser en premier. J'ai pris un nouvel élan sur ma chaise de bureau et à l'extinction du mouvement j'étais face à la porte maternelle. J'ai commencé par elle, le message collé au bout des doigts. Elle a paru surprise et, sans rien dire, l'a fichu contre la porte du réfrigérateur en l'assurant d'un aimant en forme de citron pour ne pas prendre le risque de le perdre. Je n'ai pas osé, j'ignore pourquoi, lui dire que le même message était collé sur la seconde porte. 

« Qui reviendra demain ? » lui ai-je demandé. Elle a répondu que le repas serait prêt dans une demi-heure. Que je devrais aller dans ma chambre pour terminer mes devoirs… Puis elle a fait mine de s'affairer en faisant du bruit avec les casseroles et la vaisselle. J'ai laissé tomber. Si elle ne veut rien me dire, tant pis. J'ai refermé la porte de ma chambre en la claquant.


J'ai traversé la cible en évitant le centre. Juste une petite impulsion en passant pour faire tourner le fauteuil vide. Avant d'entrer dans le second appartement, enfin avant de sortir de ma chambre, j'ai préféré taper quelques coups sur la porte. J'ai eu l'impression qu'avec mon père il y avait quelqu'un. J'entendais des bruits de conversation. 

Il m'a dit « Entre ! » alors que la logique aurait été de me dire     « Sors ! ». Le petit carré jaune tendu devant moi comme un présent je lui ai dit « Tu as reçu ce message ! »

Tu me croiras ou pas, j'ai eu l'impression que lire ces trois mots sans grande signification pour moi, a provoqué entre nous une gène palpable. Une sorte de silence significatif et pesant qu'il a installé en regardant ses pieds, puis ailleurs, puis dehors.

Alors j'ai dit « Qui reviendra demain? ». Il a collé le post-it sur la porte du frigo, en écrasant bien la partie adhésive puis il a dit « Tu manges avec ta mère ce soir ? » comme une vague question dont il n'attend d'ailleurs pas de réponse car tout est noté de notre emploi du temps sur le double calendrier : en vert pour le temps avec Papa, en rose pour le temps avec Maman. Je n'ai pas répondu et il m'a conseillé d'aller terminer mes devoirs. Mes parents sont tellement prévisibles que des soirs comme celui-ci, j'ai envie de faire livrer une pizza et de manger seule devant mon ordinateur en communication avec… non ma vieille, pas avec toi. Tu vois, je pourrais manger en tête à tête avec Thomas. Au moins nous avons des choses à nous dire… Il me raconterait quel temps il fait à Manchester, le dernier potin de la fac. Il saurait enfin si, pour Noël il pourra être ici ou bien si ce sont ses parents qui lui rendent visite. 


J'ai bien envie de dire que je n'ai pas faim. J'ai des verrous que je pourrait fermer. Verrouillé. Si je ne réponds ni à l'un ni à l'autre, ils devront bien se résoudre à ouvrir leurs portes pour se retrouver face à face. Ils échangeront leurs inquiétudes à mon propos. Vraiment, ce soir, je regrette que ma chambre ne possède pas une troisième porte. Je me serais enfuie. 


« C'est l'heure, à table ! »

Chante chante galinette ! Je vais faire semblant d'être absente.

« Faustine, A table ! »

Elle s'acharne, essaie de tourner la poignée, tape sur la porte de communication comme si une communication était encore possible. Ce manège dure un petit moment. Elle s'agace puis s'énerve. Je l'entends qui téléphone. Devine à qui ? A mon père… C'est amusant. A cause du son de la télé qu'il a justement augmenté avant de répondre à ma mère. Mon père est obligé de parler fort. Et elle, de l'entendre si fort dans son oreille hausse aussi le ton. Ce qui fait que rien de leur conversation ne m'échappe. 

Ils sont d'accord pour dire que je suis difficile, en ce moment. Qu'avec les adolescentes, ils ne savent pas comment s'y prendre. Que je parais triste. Ce n'est que bien plus tard, quand enfin mon père consent à arrêter la télé, en parlant plus bas mais je suis aux aguets, qu'ils abordent le sujet des mots sur la porte pour convenir qu'ils ont reçu le même, et que, peut-être l'un d'eux devrait s'arranger pour être ici quand le visiteur reviendra. Et ensuite, je n'entends plus rien, mais rien du tout. Des bruits de pas, des bruits de portes. C'est agaçant. C'est ce qui fait que j'entrebâille ma paire de portes pour jeter ici et là un coup d'œil d'espionne. J'hallucine. Tu sais où ils sont ? Sur le palier, ensemble. Ma mère sourit. Mon père, entouré habituellement d'un nuage de rage verte quand elle se tient face à lui, est en conciliabule avec l'ancienne femme de sa vie. Il s'agit sûrement d'un virus qui attaque leur cerveau, effaçant le gris pour le remplacer par du rose pâle qui ne demande qu'à flamboyer encore : la matière grise transformée en barbe à papa.

Pourvu qu'il se passe quelque chose…

***

Tu te souviens, c'était neuf heures quand je t'ai appelée pour te raconter ça. Tu n'as pas pu oublier. 

***

Aujourd'hui, le visiteur est revenu et j'étais seule à la maison.

Il a sonné à chacune de nos (leurs) portes. J'ai couru d'un côté et il sonnait de l'autre. Quand j'ai ouvert, tu ne le croiras pas, Thomas était là, un bloc de post-it à la main, et un stylo. Je suis rentrée pour prendre mon manteau. J'ai utilisé deux post-it, un pour chaque porte.

« Je ne rentrerai pas ce soir »

J'ai saisi la main de Thomas pour descendre l'escalier et je me suis dit, glissant sur un nuage, « Pourvu qu'il nous arrive quelque chose…».


Signaler ce texte