Le garçon au ventre de paille
Vincent Vigneron
Il porte en sautoir la lettre J, manifestement taillée dans l'os d'un des premiers vertébrés à s'être aventuré hors du bouillon préhistorique, un J d'un ocre opaque, amoureusement caressé par les temps de brume et de grandes marées, un J qui lui claque le sternum à chaque fois qu'il aime trop fort, court après le bus au colza ou lance la balle sur le terrain de basket. « Ton J c'est pour Jérôme, c'est ça ? » Inévitablement J laisse planer le mystère. Peut-être J ne renvoie qu'à J, un prénom dégraissé, ultime bastion d'une identité penchée sur la simplicité totale.
Il revient ce matin de Tallinn. La barbe crisse sur le velcro de sa veste tandis qu'il attend Gert. Il a assisté pendant deux semaines à un stage de développement personnel. Son gentil gourou lui a laissé des formules mathématiques, écrites sur le jabot de l'antique corbeau de Massul Verman, le fameux cloître aux volutes d'argent. Ce parchemin révèlera son alchimie interne s'il macère suffisamment longtemps dans le jus d'un citron d'ascendance aztèque, chose que J ne prend pas à la légère. Pour lui, et c'est son droit, la vie est un souffle ample qui embrasse ces poitrines ici-bas assemblées. Comme beaucoup de nouveaux convertis aux modes de pensée alternatifs, c'est un déçu de la normalité. Il rêve d'autre chose depuis que tout petit la finitude est venue frapper à sa porte. Il voyait une pomme ouverte sur la table se brunir inexplicablement en quelques heures. Il voyait ses parents s'aimer, puis s'ignorer, puis gâcher l'eau du bain de l'autre par de sombres reproches, puis vidanger le plus noir de l'âme humaine sur les plates-bandes où ne sont tolérées que les plus délicates fleurs, puis se séparer en s'insultant dans le plus grand fracas. Il voyait l'argent corrompre les idéaux. Il voyait comment ça se passe dans un abattoir sous couvert d'un stage d'immersion en milieu professionnel financé par sa mission locale et ça l'a dégoûté. Tout jeune, émancipé et en jean bootleg, il est parti en Inde. C'est sur le toit du monde qu'il a sacralisé un engagement personnel, fil rouge, jurait-il, de toute son existence. Vivre d'amour bio et d'eau de cascade fraîche, chercher la connaissance intérieure, être flower power jusque devant les stèles guerrières. Il ruminait ce projet-rhizome, capable de s'infiltrer partout, d'impacter chaque micro-geste du quotidien en levant les yeux vers les plus hauts sommets himalayens. Même là-haut, dans la pureté cristalline, des tonnes de déchets charriés par les expéditions s'entassent et dessinent vu du ciel une vanité géante. Une tête de mort.
Le son strident d'une épave immatriculée le sort de ses pensées : Gert klaxonne. C'est son patron à la ferme bio. J vit en Allemagne six mois par an. Il apprécie la convivialité des travailleurs de la terre partageant repas, méditation et fiesta le samedi soir quand le crépuscule a enfin fini de jouir sur le mont Hildegarde.
Aujourd'hui il découvre de nouvelles têtes. Pas mal de Péruviens au vue des bonnets. La sangria locale offre ses arômes et le barbecue, son parèdre, lance des braises. La bonne humeur brasse les cœurs. J répond aux questions de l'Australien au sourire ravageur. « J c'est pour Jéroboam car je n'ai pas d'épaules et un ventre épais ». Il dit ça en anglais bien sûr et tant d'autres choses devant les enfants chapardant les verres des adultes. Il s'interrompt soudain tout à sa joie de retrouver sa vieille copine, la fille qui mange du pain noir. Elle s'appelle Carmela en fait. Il a pris un bain de minuit une fois avec elle dans un lac à un jet de pierres du potager. C'est comme sa sœur, respect total et chaste coude à coude. Devant la joviale assemblée grattant la guitare, ils se prennent par la taille. « Je vais te présenter ma cousine, elle vient me voir demain » dit Carmela. J opine en sifflant sur les herbes rêches prises en étau dans sa main et devenues appeau.
La cousine de la fille qui mange du pain noir est en fait totalement l'opposée de sa cousine, la fille qui mange pas de pain noir. D'abord elle vit à la ville, elle a gardé le SUV de son ex et sa place de parking à l'année devant l'opéra, le spot hyper recherché (elle a fait une vendetta automobile après la rupture), elle mange pas éthique, commande des trucs hors de prix sur internet, se préoccupe autant de l'avenir de la planète que d'un soda tiède oublié un soir de cuite. « C'est une fille carbone ma cousine ». J la considère mais à chaque fois qu'elle le regarde en souriant, il baisse la tête vers ses bottes crottées.
Les jours passent. La fille carbone a emménagé dans un petit cottage à côté des toilettes sèches. Très vite elle est indisposée, davantage par le contexte que par l'odeur pour être honnête. S'attendant à un minimum d'égard pour une parente de locale, elle déchante. Elle remonte furibarde l'allée centrale, terrorise les poules en liberté qui croise son pas heurté et dans un choc percute J tractant la brouette du lundi. Il sourit en se frottant la tête. Peu à peu elle se déride. Ils discutent à l'écart. Elle lui apprend des choses sur la fille qui mange du pain noir, s'épanche sur son enfance auprès d'un père alcoolique qui s'est tué en voulant repeindre le toit de tuiles de la maison une nuit sans lune. « Il est tombé de l'échelle ». Lui aussi confie sa soif que rien n'apaise. L'anxiété qui enfant lui faisait se ronger les ongles jusqu'au sang. La fille carbone aussi a une soif ardente. Peut-être qu'une source commune nous attend pensent-ils en regagnant la cabane de J que fort civilement il lui a proposé de partager.
Le dernier jour du séjour de la fille carbone, catastrophe : la police arrive pour fermer la ferme, clôturer les clôtures, faire fuir les mésanges où qu'elles soient. Que se passe-t-il ? Un enfant est à l'hôpital à cause du saturnisme, vos taudis c'est plus possible. En substance c'est la fin d'une aventure collective.
J se tourne vers la fille qui mange du pain noir, dressée avec lui comme un fusain sur la page de garde, face aux forces de la loi, moustachues et obtuses, elle ne comprend pas. Elle comprend encore moins ce que Jérôme-Jéroboam lui souffle à l'oreille. « Je pars avec la fille carbone ». Ils n'ont rien en commun, et alors ? Etre d'accord sur ce constat c'est déjà avoir quelque chose en commun. Ils apprendront à faire des concessions. Elle lui donnera un nouveau prénom, adieu l'alphabet rudimentaire. Il lui fera un feu de bois dans un loft de crépi clair. Rien n'est impossible. Commençons par nous rendre à la ville en stop.
Joliment posé....Belle plume
· Il y a presque 8 ans ·mery
belle écriture....imagée, soutenue, incisive !
· Il y a plus de 9 ans ·ecriteuse