Le passager de la folie [Club jetez l'encre]

octobell

Dans son cabinet, un psy voit passer toutes sortes de folies ordinaires. Et comme dans tout concept, il y a une exception à la règle. Celle-ci ? Le cabinet de Paul. Paul, de la manière dont il voulait que chacun de ses patients l’appelle. Pas de « docteur » servi sur un plateau, il ne se considérait pas comme tel. Pourtant, ça sonne plutôt bien, « docteur Nightingale. »

Les adolescents suicidaires et les divorcées menant leur révolution sexuelle, Paul ne les connaissait pas. Comme un poissard attire les chutes de piano, il collectionnait les patients qui rendent particulièrement trouble la limite entre névrose et psychose. Un comble pour qui n’avait qu’un ersatz de diplôme planqué au fond de son tiroir. Pour qui n’avait étudié la psyché humaine qu’à travers ce qu’elle avait de plus misérable : la société des bas quartiers. Celle où il avait évolué. Celle de laquelle tant bien que mal, il avait réussi à s’extirper, en témoignent encore ses coudes irrités.

« J’ai des envies de sexe. »

« J’ai des envies de meurtre. »

« J’ai des envies de bébé empaillé sur ma table de chevet. »

Le doux chemin qui mène à la folie. La vraie. Paul les voyait défiler, des mafia blues aux torturés. Une Eponine malade d’amour qui avait fini par se suicider ; un caïd de gang qui rêvait à la rédemption sans jamais pouvoir y accéder ; un matricide involontaire qui passait sa vie à se punir de ses actes passés. Paul avait fini par se faire un nom – un prénom – dans le réseau étroit des âmes déchirées. A se demander si sa carte ne s’échangeait pas dans les coins des rues malfamées.

« Va voir Paul, il te dira tout ce que tu as besoin de savoir. Mais dis pas que c’est moi qui t’ai refilé le tuyau, sinon j’me fais tuer ! »

Dans le réseau des psychologues, il était pointé du doigt. Il était « celui qui attire les cas désespérés. » Le « sous-diplômé. » Il était celui qui ne rangeait pas ses patients dans des cases, parce qu’il n’avait pas appris à le faire. Aux Garden Party des psys, il n’était jamais invité. Il ne roulait pas en merco payée par les honoraires et ne mariait pas sa rolex avec son armani. Il ne portait pas de montre, d’ailleurs. Ni de costume. Son seul luxe, c’était son instrument doré. Ce divin saxophone dans lequel il aimait souffler. C’était dans sa musique qu’il exprimait sa propre folie. Les démons que ses patients transvasaient en lui, c’est par le pavillon de son instrument qu’il les exhalait. Qu’il les exorcisait. Son saxophone devenait le passager des états d’âme, des faits d’arme confessés sur son divan. La mélodie, pendant un instant, se faisait allégorie de la folie. De leur folie, de sa folie. Pendant un instant, juste l’espace d’un instant.

Il pensait avoir trouvé la bonne combinaison. Un tour à gauche, trois tours à droite, il serpentait dans les dédales de leurs noirceurs et les allégeait de quelques rancœurs. Il pensait. Jusqu’à ce jour, du moins.

Une kleptomane. Comme pour prendre possession des lieux, elle n’avait pas pu s’empêcher de capturer de ses doigts trop fins une feuille de la plante qui se tenait à côté de la porte du cabinet. Et la glisser discrètement dans sa poche en pensant que le regard de Paul y avait échappé. Elle était grande, mince – maigre, sauvage, belle. Sauvagement belle. Ses yeux d’un noir aussi profond que sa tourmente ne se fixaient sur rien. Et encore moins sur lui. Le cuivre doré du saxophone l’accapara un bref instant, et ses incisives torturèrent ses lèvres.

« Vous pouvez le toucher si vous voulez. »

Presque s’il lui offrait. L’instrument avait déjà perdu de son intérêt.

Des enfants perdus, il en avait vu passer dans son cabinet. Mais elle était la première. La première qui lui offrit l’étendue de la dévastation de ces lambeaux de chair sanguinolents, de son cœur en charpie, d’un simple regard. Elle n’avait pas bougé, pauvre animal piégé dans la lumière des phares. Elle n’avait pas parlé. Mais Paul avait compris qu’il venait de franchir cette indistincte frontière qu’inconsciemment, il avait toujours redoutée. L’autre côté de la barrière : « tue, ou tu seras tué. »

Et comme un écho à ses pensées, la voix de la voleuse à la beauté sauvage qui résonnait. Une folle mélodie, pendant un instant, juste l’espace d’un instant.

« On m’a conseillé de venir vous voir parce que vous êtes un gardien de secrets. C’était dans un accès de folie. Un accès qui durait depuis des années. Je l’ai fait. »

Les mots qui devaient rester enfermés, qu’elle devait garder pour elle, qu’elle ne devait surtout pas prononcer :

« Je l’ai tué. »

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