Le raccourci

Edwige Devillebichot

La pluie s'était enfin un peu arrêtée sur la rue Baston, Gérard, la casquette sur ses cheveux bruns et gras, les pieds calés dans ses grosses basquettes en plastique pouraves, était assis sur son rebord de béton carrelé, entre deux poubelles, abrité par le balcon du dessus.
Il avait beau être clodo, Gégé les mots ça le connaissait, il  tuait le temps de cette journée blafarde du début de l'automne en faisant les mots fléchés du Parisien, sirotant sa huit/six et tirant sur sa Marlboro.
Il scotchait là tous les jours, les voisins étaient plutôt pas chiens, le respectaient, le saluaient poliment et lui filaient, qui un paquet de clopes, qui un sandwich et taillaient une bavette avec lui. La nuit il rentrait dormir à Nanterre, on peut pas appeler ça un domicile.
Assez vite sorti de l'école, à l'époque il fallait bosser, c'est ce que voulait son daron, pas question de traîner à se farcir la cervelle de trucs qui servent à rien, en bouffant au prix de sa sueur et de celle de sa maternelle, et pas question de d'venir un baveux non plus ça s'faisait pas dans la famille. Il fut envoyé au turbin comme apprenti tourneur à grand coups d'pompes dans l'cul.  
Allant griller sa paye sur les Boulevards le soir, il s'était entiché d'une bourgeoise, une beauté que tous ses copains reluquaient, il était pas peu fier d'avoir soulevé le morceau. Seulement voilà la poulette avait des goûts de luxe, il lui fallu trimer pour payer son train de vie. Gégé était du genre honnête et pas feignant, seulement le monde du travail étant ce qu'il était, et Gégé sous ses airs costauds ayant une âme sensible, il avait flippé plus qu'à son tour pour faire rentrer l'oseille, jusqu'au jour où lui avait poussé dans le colon cette saloperie de crabe. On lui en avait coupé trois mètres, on l'avait décapé aux rayons, puis il s'en était sorti.
Les sphincters démolis, un anus artificiel qui lui servait de fion, le corps comme un canard laqué, Gérard devait fait gaffe à c'qu'il mangeait. Il ne pouvait retenir le méthane qui fuitait à coller un malaise souvent incompris dans son environnement qui prenait l'air gêné ou se carapatait. Le plein air c'était ce qu'il lui fallait, l'espace et la solitude, une option sur laquelle, il l'avait décidé, il ne reviendrait plus.
Pour le turbin c'était fini, il touchait une maigre pension. Quant à sa meuf Amélie aux jambes de rêves, blonde comme une bière, sapée comme un top de chez Marie-Claire, inutile de dire qu'elle l'avait largué quand il se retrouva, réduit de moitié, malodorant et sans une tune. C'est pas qu'il en avait beaucoup Gégé de la braise avant d'être un crevard, mais c'était la plus belle gueule du secteur, un beau mâle bien bâti, et puis surtout un expert au plumard.
Ainsi largué par sa bergère, après quelques mois de galères et d'acclimatation à la rue au bitume,  plutôt mec à tendresse, il avait rencontré Suzy.
Suzy était un trav de la rue d'à côté, un coeur en or. Elle en avait bavé aussi Suzy, du temps où elle était Michel, elle comptait plus les fois où on s'était foutu de sa gueule, quand c'était pas lui casser. Jusqu'au jour où elle avait quitté son île pour venir échouer là dans ce coin survivant de vieux paname, où ça discute encore sur le trottoir, avec n'importe qui, à n'importe quelle heure sans s'demander son pedigree. Pourtant même au milieu de cette faune, elle avait des problèmes, elle décorait la façade de son squatt avec des portraits de la vierge, ou de Jésus, des nounours et des petites poupées, des tas de jouets de gosses qu'elle trouvait dans la rue au milieu

des trasheurs c'était pas très bien vu. Souvent elle mettait à fond la musique dans sa ruelle, se mettait à danser, tordant comme une liane son mince corps musclé et noir comme de l'ébène, orné de paillettes de couleurs, de tissus bariolés, maquillée comme un carré d'as, le cul juché sur des échasses à faire tomber les fétichistes.
Quand Suzy avait vu Gégé, elle s'était sentie déborder, elle était irrésistiblement attirée par tous les esquintés de la vie, ils avaient le coeur bien plus tendre et comprenaient tout bien mieux, enfin l'essentiel, quoi, le plus important. Ce qui l'avait d'abord fait craquer c'était son vocabulaire, elle pouvait l'écouter des heures entières, son passé de syndicaliste et les luttes politiques qu'il avait menées dans son passé d'ouvrier gauchiste, tout ce qu'il lui racontait lui dépeignait le monde dans toutes ses dimensions cachées et ça la passionnait. Gégé c'était loin d'être un connard, et ça ça comptait pour Suzy.
Gégé s'était tout de suite senti peinard à son côté, sa pestilence occasionnelle la dérangeait pas trop, et ça c'était du rare. Dés le premier soir, il resta crécher chez Suzy. Seulement voilà, si il ne pouvait plus bosser, Popol se levait plus non plus, les caresses et les doigts, ça suffisait pas à une meuf comme celle là, la libido en flamme.  Elle avait commencé le tapin à dix ans pour nourrir sa famille dans un bidonville de Madagascar, et y avait rien à faire il  fallait qu'elle s'envoie des lascars, des blancs des noirs, des grands des petits, des caves ou des rupins, même des nanas, tout y passait au bon tarif.  
Gégé, il pouvait pas s'y faire, il avait essayé, mais cette tolérance là il pouvait pas. Vu que Suzy chantait et dansait comme une déesse, il avait investi sa pension dans du matos de son, il se disait qu'elle pourrait faire un disque, une carrière dans la musique, il serait son coach, son manager, mais la gonzesse était comme l'oiseau sur la

branche, vivait au jour le jour, surtout la nuit, impossible à organiser, comme le greffier qui cavalait sur sa gouttière et venait pioncer dans leur pucier quand il voulait.  
Comme pour être bien sûre de ne pas devenir matérialiste, ou s'installer peut-être, elle pétait systématiquement et soit disant sans le faire exprès tout ce qui pouvait avoir une quelconque valeur dans la turne. Un jour Gégé avait dégoté une télévision à écran plat, elle avait pas vécue deux jours, et s'était trouvée fracassée en bas du meuble qui la portait. Suzy avait alors peint en bleu le grand écran et écrit au marqueur : "Poubelle la vie", puis avait déposé son oeuvre devant leur porte au rez de chaussée. Gégé les nerfs en pelote au bord de l'infarctus, avait pris la lourde, dégoûté des bateaux.

C'était cinq heures du soir, Nono se tenait là sur le rebord du trottoir de la rue Baston. Il venait de picoler une petite traînée de bière qui s'échappait d'une canette renversée dans le caniveau. Elle formait une flaque dorée et sale entre un monceau de mégots, un kleenex et un bout de papier journal froissé. Son petit costard de plumes brunes et grises se soulevait par à coups sous les sanglots et les spasmes qui agitaient sa carcasse de moineau. Un vieux pigeon gris et beigeasse unijambiste, qui piquait un croûton pas loin, s'approcha de l'oiseau avec sa gouaille : "Ben alors le piaf ?" qu'il lui dit, "Encore entrain d'chialer, qu'est-ce qu'il t'arrive maintenant, t'as picolé, t'as un chagrin d'amour ?", "Moui", lui dit le moineau, "Ca vient d'casser avec ma perruche , ça fait beaucoup, la mésange l'année dernière, l'hirondelle cet été, l'amour ça fait soufriiiiiiir !". Et puis  tu sais Gégé, l'humain qui vivait là, ben j'viens de finir sa huit/six, le samu l'a emmené t'ta l'heure, je crois bien qu'il est crevé !", le vieux pigeon lui dit alors :
"Ecoute moi mon garçon, crois en un vieux pigeon, si tu veux pas crever dans le ruisseau, choisis une caille qui te ressemble, tu finiras dans un nid chaud".

  • On devrait monter un club d'argomuche, pour édifier les caves qui jaspinent que dans la soie ! Sans charre.
    On la comprend, la môme Suzy. A bichotter dans la demi-molle, on se lasse...
    Très belle chute, le piaf ! CDC +.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Photo du 57301621 05    15.55 orig

    le-fox

  • Le Gégé, après le turbin, parce que faut pas croire, mais quand va au chagrin tout gosse, c'est pas une habitude qu'on perd comme ça ! Donc, le Gégé, après le turbin qui consistait surtout à poser son cul sur un banc en espérant qu'un billet de mille tombe de fouille d'un bourgeois, se retrouvait dans un rade tenu par un bougnat. Après un kawa qui lui brûlait la gueule, le Gégé le cul posé sur la moleskine du tabouret entamait la conversation avec le premier venu espérant se faire refiler à l'œil un petit coup de reviens z'y. Il avait bien compris que le taulier avait des oursins dans ses fouilles et qu'il n'avait rien à espérer de son côté.
    Ce que le Gégé avait oublié, avec le temps c'est qu'il renaudait de son colon en carafe, qu'il renaudait comme un couple de putois en chaleur et que son idée de faire des potes complaisants dans ce qui était devenu, comme pour ainsi dire, sa tanière, était aussi réaliste de vouloir qu'une bonne sœur aille à la pêche aux ouailles dans un clandé

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Moine fou

    tifer

  • Bien commencé... Fin trop hâtive à mon goût...
    Bel exercice en tout cas, tu as dû t'amuser!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Photo bea pour roman

    valy-bleuette

  • Attention talon.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • Oiseaux : tous à Chauny.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • Cet argot sied bien à l'histoire qui m'a à la fois émue et amusée.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Logo martine 54

    eglantine

  • voilà qui ne manque ni de verve, ni de truculence !

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Moi da orig

    Dominique Arnaud

  • un texte paramédical dont le héros a une santé déloyale, une nouvelle qui est une bonne nouvelle, j'accroche, merci du partage.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Pyry1dhyoryai0xtssnv3g 1  300

    Salvatore Pepe

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