Les confitures ça se conserve

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Sur GoogleMaps, au-dessus de l’Alsace, paumé dans les vallées, un petit marqueur. Autour de lui, des cascades de l’Unesco, un château fort en ruines et un camp de concentration rénové. Ce n’est même pas un village, simplement une rue que l’on est obligé de suivre, dépassant un temple, un troquet puis une église (l’histoire du coin est plutôt houleuse) avant d’arriver devant la boutique d’un confiturier. Meilleur ouvrier de France depuis vingt-cinq ans, on s’interroge sur les motifs qui l’ont conduit à s’installer là, et c’est déplacé. Chacun ses petits secrets.

J’y passe régulièrement, pour des raisons sans rapport avec cette histoire, et, parmi les marmites en cuivre et les gravures de cigognes, je profite du décor aussi traditionnel que les productions sont artisanales. Les tarifs, eux, sont parisiens. Entre autres choses, j’y achetai une fois des confitures pour mon ex.

Ensemble, nous eûmes voilà de courtes mais nombreuses années une relation durable, c’est-à-dire qu’il nous était arrivé de débattre des prénoms et couleurs des yeux potentiels de nos futurs enfants, potentiels également.

Nous avions gardé contact après notre rupture ; presque, par sms.

Six mois plus tard, quand elle est revenue de New-York, où elle était partie avec une copine, nous avons déjeuné ensemble et j’ai eu droit à un cadeau.

En effet selon la convention collective de la séparation unilatérale, si la rupture est antérieure à 12 mois, la partie initiatrice se voit dans l’obligation de respecter la douleur de la partie intimée, de réparer tout ou partie du préjudice subi, par le biais d’actions ou d’attitudes adéquates. Bien sûr il y a des resquilleurs dans tous les domaines ; cependant, convaincus tous deux d’être la partie initiatrice et respectueux des lois, je lui payai le déjeuner, et elle accepta en souriant. Pour prouver toutefois que j’étais le plus convaincu, je résolus de lui faire le prochain cadeau compensatoire. D’où les confitures.

Un an plus tard, quand elle est revenue du Venezuela, où elle était partie avec un copain, nous n’avons pas déjeuné ensemble et la convention fut rendue caduque.

N’ayant pas eu l’occasion de les lui offrir, je gardai pourtant les confitures au frais, conscient qu’avec le temps, va, tout s’en va, sauf peut-être le goût des fruits et du sucre cuits et mélangés avec autant de savoir-faire que de dévotion.

Je me disais qu’il serait toujours temps de lui donner, un jour ou l'autre, comme cadeau de mariage ou pour la naissance de son premier enfant (vous noterez cette charmante naïveté de ma part d’imaginer que je serais prévenu pour l’un où l’autre événement alors que nous ne nous voyions déjà plus). Et puis les confitures ça se conserve.

Le temps passa, Noël arriva, passa lui aussi puis, au début du mois de janvier, chez moi, alors que je vaquai à mes occupations de célibataire sur Internet, les plombs sautèrent. M’armant de mon cierge de confirmation (fier mais dernier vestige de longues années d’éducation catholique) et d’un briquet, un-deux-trois-que-la-lumière-soit, je débranchai mon radiateur électrique (probablement coupable) et me dirigeai vers le compteur.

Je tente de bidouiller un premier fusible, rien. Le deuxième fusible fait sonner mon réveil.

Cela a beau être bizarre, après un moment d’hésitation je décide de le prendre comme un encouragement et réenclenche tout. Le courant ne revient pas.

Il est minuit et des bananes, l’heure parfaite pour dîner dans le froid et l’obscurité avec philosophie, j’entreprends donc de vider mon frigo à la lueur religieuse mais timide de la bougie.

Ténèbres dans la cuisine, j’ouvre la porte ; un peu d’eau s’accumule déjà dans le bac à légumes vide.

La flamme éclaire par en dessous des bocaux en verre rouges, orangés ; les apercevant je tombe en extase.

Non, pas extase, moins glorieux, et puis je ne tombe pas, je reste debout ; je crois pas qu’il y ait de mot : j’ai capté qu’il y a un truc que je veux vachement mais le cerveau marche pas correct, les connections se font pas vite, la bave coule et ça peut durer longtemps.

Zombifié.

L’image du cadeau ramené de New-York, le dernier qu’elle m’ait offert, s’impose impitoyablement à mon cerveau ralenti.

Un elfe de maison en plastique Lego de trois centimètres, chaîne de porte-clefs vissée dans le crâne, vêtu de haillons comme il se doit ; une figurine de ce benêt de Dobby, qui, un peu trop serviable par nature, se vit attribuer le triste destin littéraire de trépasser lamentablement et d’être bouffé par les crabes après avoir été lourdement imposé comme personnage pathétique mais attendrissant.

Une goutte de cire chaude me ramena à la réalité et je me retrouvai donc là, plus de deux ans après la séparation, contemplant l’étage supérieur de mon frigo en carafe sur lequel patientaient, à côté de trois œufs périmés depuis le 12/07, les confitures.

Alors j’ai rompu un morceau de baguette et versé un verre de lait et me suis goinfré de tartines framboise/groseille. Ainsi soit-il.

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