Les fumées noires

hel

semaine 8

La grosse horloge a sonné huit heures. On a toutes relevées la tête de nos bols, on a croisé nos yeux, puis on les a rebaissés l'air de rien sur le dernier gong. Sonia a demandé à Josiane si  ça la fatiguait pas à force, lui tapait pas sur les nerfs, son horloge qui sonnait toutes les heures comme ça, et Josiane a dit que non. Que c'était un cadeau de sa belle-mère, un cadeau  de mariage, un cadeau de plus de vingt-cinq ans,  rendez-vous compte, qui avait sonné comme ça toutes les belles années de sa vie,  et après les plus moches, mais qu'importe, que c'est quand elle ne sonnerait plus du tout qu'il faudrait s'inquiéter. Et peut-être que ça allait pas tarder, sur quoi on s'est toutes mises à rouspéter  et pour changer de sujet elle a ajouté que c'était comme le bruit des machines, à force d'habitude on y prêtait plus attention.  Et même ça se mêlait à la petite musique des jours.

Sonia n'a plus rien dit. J'ai pensé que la petite musique des jours, on n'était pas prêtes de l'entendre à nouveau.

À cette heure-là, d'habitude, on avait déjà pointé depuis deux bonnes heures, devant nos machines,  la tête penchée et les mains affairées. Au lieu de quoi on s'était retrouvée toute la petite équipe chez Josiane. Elle avait dit que ça servait plus à rien,  que c'était foutu, qu'elle ne voulait ni prendre part au grabuge ni restée toute seule. Ça faisait trois jours que ça durait, depuis l'annonce de la fermeture et dans la foulée l'occupation du terrain par tous les ouvriers en colère. Trois jours qu'on continuait de se lever à l'aube, à se retrouver là sans conviction avec pour seule motivation les mots de Micheline qui redoutait que Josiane ne se foute en l'air.

Elle gigotait depuis deux heures, Josiane. Elle allait et venait, donnait du lait à l'une, du sucre à une autre, essuyait des coulures invisibles sur la toile cirée, retournait à l'évier pour rincer l'éponge, fixait quelques secondes le dehors depuis la fenêtre et ses rideaux vichy en frou-frou au-dessus de l'évier,  les fumées noires toutes proches qui montaient vers le ciel. Quand elle n'a plus trouvé à s'agiter, elle s'est enfin assisse. Ça coulait sur ses joues, comme si la fumée lui avait piqué les yeux au-travers des carreaux. Micheline a posé sa main sur la sienne, elles se sont souri avec leurs joues toutes mouillées et leurs yeux rouges, pis Josiane a dit : « Zou, allé, ça va bien. »  Elle a demandé qui revoulait du café. J'ai pensé que j'allais vomir si j'en avalais une goutte de plus, mais on a toute dit oui au troisième bol. Elle allait devenir folle à attendre, Josiane, si on ne lui donnait pas un peu à faire. En vrai on attendait plus rien, on veillait les derniers feux comme on veille un mourant.

Chrystelle a sorti un tube de vernis fuchsia de son sac, elle n'a pas eu le temps de le poser sur la table, que Josiane lui a gueulé de ranger ça, que ça allait puer et lui bousiller sa nappe. Elles ont commencé à s'engueuler, comme elles le faisaient d'habitude, pour des riens et des broutilles, ça aussi ça faisait partie de la petite musique des jours. Chrystelle s'est résignée en faisant la gueule, comme d'habitude aussi. Josiane a ajouté qu'elle avait assez de couleur entre ses habits et sa figure, et  pas besoin de s'en mettre en plus sur le bout des doigts, que ça finissait par faire pute, et alors là c'est reparti pour un  tour. Sonia m'a filé un petit coup de coude, et on les a laissé à leurs bols et à leurs cris pour s'en griller une dehors.

L'air avait une odeur de caoutchouc brûlé, ça sentait fort. Y'avait toujours au loin des colonnes de fumées, qui s'envolaient épaisses vers le ciel,  et ce parfum dans l'air comme la colère des hommes.

Quand elles ont eu finit de s'engueuler, elles sont toutes sorties nous rejoindre. Micheline secouait la tête en regardant vers le ciel, elles se tenaient par le bras avec Josiane qui l'a entrainé vers son potager, en disant que c'était plus beau et plus intéressant à voir. De dos, elles semblaient encore plus tassées qu'avant,  j'ai pensé comme ça qu'elles avaient peut-être bien pris dix ans de plus depuis trois jours. J'ai dit qu'on les verrait plus jamais pareilles. Sonia trouvait aussi. Chrystelle a haussé les épaules. Josiane commençait vraiment à la gonfler, elle en avait marre, on la défendait jamais, elle s'est mise à nous reprocher tout ce qu'elle n'arrivait pas à sortir quand elle se tenait devant Josiane. Pour finir Sonia lui a rétorqué que Josiane n'avait pas tort, toutes ces couleurs, ses joues pomme d'amour et le reste, que c'est pas comme ça qu'elle attraperait un homme. Elle a répété pareil que Josiane, juste remplacé pute par arlequin. Chrystelle s'est barrée sans se retourner en dehors de son majeur dressé vers les fumées. Comme elle a claqué le portail, Josiane a encore crié après. J'ai rien pensé. Je m'empêchais. Micheline est partie la rattraper. Toujours chic Micheline, toujours à vouloir faire le bien et raccommoder encore.

Dans notre grand drame, ils s'en jouaient encore des petits, des orages pour de rien comme les femmes savent en faire naitre entre elles. Au fond on en avait peut-être besoin, de ces petits nuages, pour se cacher du gros.

Le rimmel, le fard, et toutes les autres couleurs s'étaient diluées pour finir en flaque sur le menton de Chrystelle, Josiane l'a attrapé par les épaules en la trainant dans la salle de bain, et qu'il fallait s'endurcir et ne pas tout prendre comme ça, et écouter un peu les conseils des vieilles, car sinon ça servait à rien. Pendant ce temps Micheline a lavé les bols et les cuillères, après elle a sorti une bouteille de blanc de son sac.

La grosse horloge a sonné dix heures. Ben voyons ! Elle a commenté Josiane en revenant avec Chrystelle, du blanc à cette heure-ci ! Trois jours qu'on avait plus de travail et déjà Micheline allait faire de nous des pochtronnes. Micheline elle s'est mise à chanter, et nous avec, le vin blanc, les tonnelles, et Josiane a secoué la tête. Il était dix- heures, on a mis un litre de vin blanc sur nos trois bols de café. Pas grand-chose partagé à nous cinq, mais quand même je sentais du feu à mes joues, et mes pensées un peu plus légères, le cœur un peu bord à bord à tanguer. Et puis les mains de Josiane de nouveau, à s'agiter dans le vide, on est sorties fumer encore, on a fait crapoter Josiane, qui a dit mon dieu, que ça y était, elle allait finir sa vie en débauche. Après on l'a aidé à ramasser les tas et les tas d'haricots de son  jardin, et presque sans l'odeur du caoutchouc, avec le soleil qui commençait à nous chauffer le dos, ça aurait eu des airs de dimanche, des airs de vacances. Presque.

Elle a encore fait les yeux ronds, Josiane, quand elle a compris qu'on savait pas les nettoyer ni rien. Et puis elle nous a montré,  un peu de fierté dans l'œil, et à force de babillage elle nous a repassé tout le film de son enfance et comment sa mère lui avait tout appris. Le jardin, la couture, et le reste. Et tout ça pour quoi ?

Micheline a sorti une autre bouteille, pour faire passer l'amertume qui commençait à revenir. Elles se sont mises à se raconter leurs petites histoires, nous faire l'inventaire complet, et les tirs au flanc, et les deux mains gauches, et les chics filles et les braves gars qui étaient passés par là, et qu'on était trop jeunes, nous, pas assez anciennes, pour les avoir connus. Et Josiane rajoutait, de temps à autre, tu demanderas à ton père Lucie, s'il se souvient de truc muche, je suis certaine que oui, tu me diras s'il ne devient pas tout vert à l'évocation de ce Jean foutre. Elles rigolaient, et on rigolait le blanc aidant. Elles en sortaient tellement qu'à la fin j'avais oublié tous les noms, avec Sonia on est sorties à nouveau prendre l'air.

Toujours la même odeur. La même colère.

« Tu crois qu'ils nous paieront les salaires de retard », elle m'a demandé. « Ça… », j'ai répondu en haussant les épaules. J'y croyais pas deux secondes, mais je savais aussi que ça la tracassait drôlement, qu'on allait bien finir par se prendre le mur qu'on pressentait droit devant, alors autant fermer encore un peu les yeux, retarder l'impact. Rester dans le flou.

Elle fumait nerveusement Sonia, je sentais qu'elle gambergeait dur et comme pour me donner raison, elle a décidé d'un coup  d'aller chercher la petite à la garderie. Ça compterait toujours une demi-journée en moins. Une demi-journée c'était pas rien. Elle revenait après.

Quand je suis rentrée l'ambiance avait changé. Josiane avait perdu le rosé du blanc sur ses joues, toute pâle, le combiné à l'oreille, et les deux autres pendues à ces lèvres, elle m'a fixé sans me voir. Puis elle a raccroché, dit de vite mettre les infos. Ça chauffait dur, le ton avait monté,  ça passait en direct. On trouvait pas la télécommande, on a commencé à tout retourner, Chrystelle restait en retrait, Josiane l'a houspillée, et j'ai dit que ça suffisait à la fin, qu'elle essaie plutôt de se rappeler où elle l'avait foutue. Ça a fait comme un silence tendu, comme avant l'orage sauf qu'on était déjà dedans, et même depuis un bon moment. Micheline a brandi l'objet, et on s'est pris les images dans les yeux, sans trop comprendre ni distinguer, les fumées, les pneus en tas et en tas, et on ne sait quoi d'autre qui cramait,  des CRS qui chargeaient, gazaient sûrement, des bousculades, des bras, des jambes, des visages qu'on connaissait, déformé par les mots qui se hissaient par-dessus, puis j'ai plus rien vu, plus rien entendu, un gros blanc épais l'espace de quelques secondes avant de sentir les mains de Josiane me tenir ferme pour m'assoir. Micheline m'a tendu un verre d'eau. J'ai bu deux gorgées avant de me relever. Elles voulaient me retenir. Je me répétais qu'il me fallait tenir debout, courir vite, courir vers les fumées noires, je pensais au gaz, aux bousculades, et au cœur fragile de mon père. Ces derniers mots des jours passés, qu'il préférait encore crever que de se retrouver au chômage à son âge, que y'aurait plus rien pour lui.

J'ai couru, c'était pour rien. Après j'ai su qu'il était resté tranquille au bistrot du coin. Un peu comme Josiane, il s'était dit à quoi bon, un peu comme elle, déjà trop las. Déjà vaincu.

Les fumées se sont dissipées. On  continue de se lever à l'aube, pour se retrouver chez Josiane. Sauf Sonia, qui arrive un peu après, avec la petite. Josiane dit qu'elle va monter sa petite affaire, des années qu'elle y pense sans oser, qu'elle aurait du bien avant. Et puis si ça marche, on sera  ses petites mains, tout pareil qu'avant. En attendant on cherche, on va trouver c'est certain, pas possible sinon. On attend toujours les salaires, les indemnités. Et pour l'instant, quand on regarde le ciel, y'a comme un reste de fumée.

  • ç'est fort par ici! il a raison Thib ;-)

    · Il y a environ 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

  • Ouh trés fort ciselé on part dans ton récit et on en ressort un peu retourné, costaud le texte merci

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Christophe Paris

    • Merci à toi Christophe contente que cela t'ait plu.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Je me prends toujours de grandes claques quand je viens chez toi. Des grandes, grandes. Comme ça. T'as l'art, pis la manière, pour raconter, pour faire l'aller retour entre l'évidence et l'événement, entre le vécu et le vivant. M'ci.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • j'avais envie de dire c'est plutôt moi qui m'en prend quand je te lis, même si je ne dis pas très souvent, mais ça me fait bizarre du coup et comme je le disais plus bas, en ce moment je suis pas très satisfaite, j'ai pas le sentiment d'arriver à écrire ce que je veux, bref je la fais courte et pas long épanchement, mais bon ça fait plaisir du coup, ça redonne un peu foi,

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

    • Oh je connais bien ça. C'est un sentiment familier. Mais ça ne concerne pas l'écriture finalement je crois. C'est juste ne pas savoir exactement ce qu'on veut dire. Y a un physicien qui disait que si on arrive pas à faire comprendre quelque chose à un enfant de ans, c'est qu'on ne le comprend pas soi-même. Ça n'aide pas, je sais. Et puis tu dis quand tu veux, et comme tu veux, ne t'en fais pas. Content de te redonner un peu foi, en tout cas.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

    • oui c'est peut-être ça l'idée essayer de pas trop s'en faire, rester dans la spontanéité, mais ça fait un bon moment que ça m'arrive plus d'écrire spontanément légèrement, juste pour le plaisir, le mien d'abord, de temps en temps vite fait, mais y a ce moment où tu tombes (enfin je parle pour moi, mais je suppose que ça arrive à d'autres) dans cette spirale d'exigence et où t'arrives pas à en être vraiment à la hauteur, je crois que c'est la où je surnage un peu, ça va passer je sais qu'il y a des périodes plus ou moins comme ça, auxquelles on peut pas vraiment couper, mais j'ai tendance sans doute à en faire des tragédies, enfin bref j'arrête de me répendre comme j'avais dis plus haut plutôt que d'en remettre une triple couche, mais re merci, un gros.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

    • Bah, pour faire court, on perd parfois de vue l'essentiel en se focalisant sur les détails... je suis peut être le premier à l'faire, même. Au final, si on arrive pas à bien voir quelque chose, il suffit souvent de changer de point de vue, et ça va mieux, sous un autre angle. Mais j'arrête moi aussi d'en rajouter. Vala. C'est moi qui remercie.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • le monde moderne…

    · Il y a environ 8 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Je sais pas si ça a tant à voir avec le monde moderne, moi il me semble que de tout temps, y'a toujours les "petits " et les autres et les "petits" qui trinquent. Ce matin dans le métro, y'avait un monsieur avec une voix incroyable, qui chantait de vrais chouettes trucs plein de poésie, ça m'a fait mon soleil de la journée, pourtant je doute qu'il goûte beaucoup lui, au soleil, m'enfin la vie...

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Je trouve que tu écris particulièrement bien les milieux ouvriers et agricoles, avec un réalisme terrible et parfois anxiogène. C'est gris et sans espoir, mais la plume est belle.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

    • Merci, c'est gentil, ça fait plaisir d'autant qu'hier je sais pas, j'avais envie de tout coller à la poubelle, ça doit être l'effet après janvier, mais des petits mots, des impressions comme ça, ça rebooste.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

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