Les gouvernantes ne sont plus ce qu'elles étaient (ou si, justement)

Thierry Kagan

J’ai pas les clés !

Et je suis mais... tellement fait.

Mon doigt, oh ! mon doigt. Je peux compter sur toi, n’est-ce pas ?

Vas-y, prends-la ! Prends-la, la forme « kifo » pour entrer dans la serrure.

SERRURE ! Mais tu te fous mais... complètement de mon énorme envie de soda aux extraits végétaux, hein ?

Ah ! serrure. T’es vraiment pas compréhensive.

Ah ! doigt. Tu bloques un peu, c’est sûr. Mais moi, j’suis un persévérant.

Aarrrghhhh ! Tu finis par entrer, mais qu'est-ce que ça fait mal !

Je pousse la porte d'un coup de tête.

Et là, par terre, il y en a bien pour un mètre cinquante de bonne femme.

Et même que de bonne, puisque c’est la gouvernante qui est étendue, de toute sa courte longueur.

Elle marmonne, je m'agenouille.

Elle marmonne plus fort, je tends ma feuille de chou : elle me supplie... de la porter… jusque dans sa chambre, au 8ème.

Si mon père voyait ça !

60 berges !

Trente cinq au service de la famille, dans les bras du fils de 17.

Tout son corps dégage ce fumet qui a marqué mon enfance, comme un revenez-y de Madeleine.

L’escalier tordu de service se monte assez droit. Ca, c’est l’avantage d’être bourré. Et puis, ce n’est pas un lest de 40 kilos qui va me faire vaciller.

Devant sa chambre, elle laisse tomber son bras et introduit sa clé.

Elle, elle a de la chance, elle a sa clé.

Je pousse la porte du pied, passe au travers d'un épais rideau cramoisi et… nous voilà dans une pièce bardée de martinets, de godemichets, de chaînes aux larges anneaux, de photos pas obscènes mais pire.

Elle tourne sa tête vers moi et me sourit, la sévérité aux commissures.

Ses ustensiles me regardent aussi. D'un drôle d'air, je trouve. Mais ça, c’est sûrement l’alcool.

La situation tourne à sa merci. Sa cuisse molle se raidit et d'un coup d'orteil bien ajusté, elle fait claquer la porte au travers du rideau.

Et puis là, elle me glisse des doigts comme une anguille.

Elle s'époussette, déchire sa blouse de travail et fait apparaître un magnifique corset en cuir pas piqué des vers, mais de clous. Des chaînettes tombent de ses épaules, son ventre cliquette aussi.

Les murs sont capitonnés.

Voilà que les gouvernantes capitonnent leurs murs, maintenant !

Il y a un silence de mort et les bruits venus de l'intérieur, du genre bouillon de ventre, prennent une dimension phonique effrayante.

Heureusement que je suis étanche.

Et là, elle me dit - ou plutôt, elle m'ordonne. Je la regarde ajuster des bas et me retrouve à genoux (position qui m'est, par ailleurs, coutumière depuis que mes parents sont en voyage et qui clôture mes cuites maintenant quotidiennes).

Elle me retire mes hauts. Je suis trop mou pour résister. Me voilà torse nu.

Cette femme qui m'a vu naître, qui m'a bercé et langé, qui m'a révisé et fait réviser, me chatouille ce point de mon dos qu'elle connaît si bien et qu'il m'est impossible d'atteindre malgré toutes mes contorsions.

Puis, elle jette devant moi une poignée de photos de mes parents en train de copuler. C'est vraiment dégoûtant. Je n'aurais jamais cru que mes parents pouvaient faire l'amour.

Ce que je voudrais dormir, s'il vous plaît, Madame la Gouvernante, je voudrais juste dormir un peu !

Je suis maintenant à quatre pattes, épuisé.

Elle me souffle dans le cou, légère et chaude, puis me prend dans ses bras : "Toi ! Moi qui t'ai élevé, tu ne vas pas devenir comme eux, jure-le moi !"

Sa voix est douce.

A moins que ce ne soient mes oreilles qui ne soient bouchées.

"Deviens mon élève, je serais ta maîtresse", qu'elle rajoute.

Je me sens de moins en moins bien. Je vais défaillir… je... ooooh!...

Puis je rouvre les yeux.

Je tente une sortie de langue mais elle est bien trop chargée. Pouaarrk !

Un petit déjeuner me caresse les narines : croissant, chocolat et autres fleurs du matin. Quelques rayons de soleil chauffent l’édredon.

Je suis... complètement dans le pâté. Avec un mal de crâne !

Et cette bosse sur le front. Ce doit être quand j'ai ouvert la porte d'un coup de tête, en rentrant de la petite fête, ce matin.

J'ai de drôles de souvenirs, quand même !

- "Bonjour Madeleine, quelle... quelle heure est-il ?

- Il est 6 heures, Monsieur. 6 heures du soir, bien sûr. Monsieur a-t-il récupéré ?

- Je ne saurais dire. Enfin, je suis... content de vous voir... (dans cette tenue).

- Voici le petit déjeuner. Avec un peu d’avance…. ou de retard. "

Aaah ! la confiote a coulé.

"Madeleine, ne partez pas, je viens de faire une petite bêtise. Si vous pouviez... ramasser avec la petite cuillère..."

Elle se retourne, l’instrument à la main. Elle traîne le pas, puis s'agenouille. Son chignon est tout gris, sec et farfelu. Il tient… avec un minuscule poignard.

Puis elle lève ses yeux.

Je le connais, ce sourire.

Et subitement, ça me gratte dans le dos.

  • de belles références ou d'effets rances???
    de toute manière ce texte sent bons les rapports ancilliaires et les maisons closes ouvertes à tous , bravo

    · Il y a presque 11 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • merci pour cette mise en bouche...

    · Il y a presque 11 ans ·
    Img 5684

    woody

  • "Ca gratte dans le dos"...un souvenir à la (de) Madeleine (de Proust). Un humour qui chatouille et quelques trouvailles.
    J'aime bien notamment "la sévérité aux commissures".

    · Il y a presque 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • Il a du potentiel ce garçon, c'est certain ! Pourvu qu'il ne devienne pas comme ses aînés ;-)

    · Il y a presque 11 ans ·
    Sampan 92

    fuko-san

  • Tout est si ...subtil dans le "non dit" mais bien suggéré...j'adore! Et le délire...aviné, certes mais si...à la fois comique et réaliste. j'ai bien fait de le lire le matin celui ci.CDC

    · Il y a presque 11 ans ·
    59577 1501068244230 1159900199 31344222 178986 n 465

    Choupette

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