LES MURS DE L'ÂME

thelma

 

“Le sage doit rechercher le point de départ de tout désordre.

Où?

Tout commence par le manque d’amour.”

Mo-Tzu , Philosophe chinois (479-391 avant J-C )

 

“L’obscurité s’est posée comme un voile permanent sur ma vie,

un carcan inconscient d’une misère dissimulée au fond de mes baskets.

Les épreuves sont nées d’entrée de jeu.

Dès le lever, le soleil a du mal à se pointer,

il s’étire loin derrière les nuages de mon âme.

Mes épaules sont devenues si lourdes que je ne parviens plus à me déplacer,

je vis terrée et sans chaleur”. 

A longueur de journée, Clémence fait atterrir  ses boules de mots sur la feuille comme si c’était une corbeille de papier, dévidoir naturel de tous ses maux restés trop longtemps coincés dans sa gorge.  Elle écrit le jour comme la nuit. Elles se raccroche aux syllabes et les lettres forment entre elles une échelle vers l’évasion, ligne après ligne. Pourtant avant la pénombre, avant la descente aux enfers, elle était une affamée de lumière à s’en faire péter les grains de beauté.

D’une maigreur maladive, Clémence a poussé comme une mauvaise herbe à côté de laquelle nous sommes tous passés sans la voir du berceau jusqu’à ici et maintenant, et sans doute pour demain encore. Elle n’a jamais été taillée, dirigée, ni choyée. Du coup, forcément, elle est devenue immense. Non elle, elle fut comme un lierre qui s’insinue le long d’un rempart, qui s’infiltre dans les interstices pour trouver l’air qui lui manque. Elle a grandit à l’ombre pour se propager à l’abri des regards. C’est tout. Jamais de projecteurs, juste le minimum requis pour ne pas crever. Et pourtant, elle sait qu’elle n’est pas la seule.. ça doit grouiller dans les caves des consciences oubliées. Elle en est issue, comme tous ces gens dont les silences nous font mal aux yeux parfois.

Du matin au soir, elle oscille entre son lit et sa chaise. Ses seuls interlocuteurs sont les bruits qui résonnent dehors auxquels elle répond en hurlant quand elle étouffe, lorsqu’elle a peur de devenir définitivement dingue. Les mots s’écrasent en ricochet sur les murs de sa déraison. Elle veut s’évader de ce corps, a pourtant cru être aimée, s’est tue trop longtemps, de peur de justifier son existence. 

Il l’avait séduite, à petit pas, comme on guide un enfant qui fait ses premières enjambées. Elle s’était laissée prendre par la main pour la toute première fois. Elle apprenait à parler, à marcher..et à s'enivrer du plaisir de vivre, à vingt ans à peine. Il lui avait tout appris en somme. Il lui avait montré aussi ce qu’était la chute après avoir marché trop vite et trop longtemps à perdre  haleine. Et elle se souvient qu'elle s’est vautrée...

Tel un métronome qui rythme ses journées, elle connaît le moment où il faut s’extirper de son lit, sinon jamais elle ne se lèverait pour sortir. Cette envie furieuse de dormir la poursuit  là où elle pourrait composer ses rêves à l’infini loin de tout. Enfin, pas tout le temps. Quelques fois les cauchemars la clouent au lit et sa sueur dégouline pour se répandre comme une tâche de sang sur le carrelage glacial.

ça y est, la porte s’ouvre.

“Je rampe dans les interstices de la pierre,

où tout s’oublie,

se composer un chemin,

et y creuser sa tombe “

 

A peine dehors, je croise Lisbeth.. la seule personne au monde à qui j’ose murmurer quelques mots. Lisbeth est aussi lisse que bête mais je l’aime bien. Quand on est agoraphobe depuis le placenta, il est impossible de s’accorder à la compagnie des personnalités extraverties parce qu’elles vous saoulent en moins de 10 secondes. Ces gens- là peuplent le monde, ils sont partout. Leurs grands gestes, leurs grandes envolées lyriques me tétanisent toujours. Lisbeth m’annonce qu’elle va bientôt partir, déménager, et que cet après-midi, sa fille vient lui rendre visite. Je m’imagine, plus que n’importe qui, quel bonheur elle doit ressentir à l’idée de voir sa progéniture. Mon coeur se réchauffe instantanément pour elle. Et puis, la conversation s'arrête là.. quelques échanges à peine voilés de rationalité… Encore perturbée,  je reprends ma route inlassablement…toujours le même parcours.. Je compte mes pas, toujours le même nombre à l’arrivée. Tous les jours pourtant, je m’applique pour qu’ils varient mais cela n’arrive jamais. Je déambule, je duplique inexorablement les mêmes gestes. Je goûte à la vie des autres hors de ces quatre murs, incapable de m’autoriser plus que ces 60 minutes qui me forcent à côtoyer ceux qui me rappellent mon aversion pour la foule, le monde, et la fourmilière. Je n’en abuse pas. De toute façon, je suis totalement inapte à la relation, à la sensation de la communication. Mes phobies terrent ce qu’il me reste de souffle.

 Elle n’est pas née autiste, elle a attrapée cette maladie comme un virus communément appelé désamour. 

  

Je rejoins enfin mes quelques mètres carrés et finis par m'endormir sur mes textes, assaillie par des cauchemars horribles. Au petit matin, je transpose dans mon carnet les pointillées de ma nuit avec encore ce goût de terreur endormi dans l’encre de mon stylo qui s’étire comme les traces dans lesquelles j’ai marché toute ma vie durant..

Je cohabite avec ce fantôme qui me pourchasse au gré de son envie. Est-il arrivé, cette fois-ci, jusqu’à moi à cause des paroles de Lisbeth poussant mon inconscient à se tordre de douleur pour éjecter toute cette boue grâce au sommeil?

Il revient sans relâche. Jamais il ne me laissera vivre. Il s’invite quand il le décide.. J’ai beau fermé les yeux, je le vois, et je la vois elle aussi.. encore et encore.

“Je n’ai ni la couleur,

ni la chaleur du soleil pour grandir,

Je reste à l’écart,

Sorte d’embryon abjecte,

Tordu et étouffé...”

Elle la voit, en haut de l’escalier, traînée de force hors de la chambre, rouée de coups les bras refermés sur son ventre, offrant son visage en pâture pour qu’il oublie ses flans. Se réveiller en sursaut en bas des marches, du sang partout mêlé aux larmes de l’impuissance quand on lui annonce que son bébé n’a pas survécu à cette mise à mort orchestrée. Hospitalisée pour la quatrième fois, elle avait encore feint l’accident sous le regard courroucé  des urgentistes “habitués” à ses chutes domestiques récurrentes. Elle avait pleuré toute la nuit. Aurore ne connaîtrait jamais la joie de courir entre ses jupes. C’était peut-être mieux ainsi finalement. Comment aurait-elle pu vivre avec la terreur que le fantôme s'en prenne aussi à sa propre fille un jour ou l’autre?

Et puis, était venue l’errance, la quête avortée de la reconstruction de porcelaine, un château de cartes qui ne demande qu’à s’écrouler érigé sur des rêves partis en fumée.. l’envie de se suicider, seule fuite possible pour s’échapper. Mais elle se pliait à l’enfer encore et toujours, jamais elle n’avait osé prendre le large, car tant d’horizon paralyse. 

Alors elle était restée, il lui infligeait dans ses mots empestant l’alcool qu’elle était nulle, que jamais elle n’aurait été capable d’être mère de toute façon. Après l’amour, le désespoir l’accompagnait au quotidien. Il l’humiliait, la cognait et elle subissait ce qu’elle croyait mériter..

Aujourd’hui, la vie était plus belle, elle me convenait mieux quoi qu’on en dise..mais je me souviendrais toujours de ces moments magiques que j’avais connu avec Franck…après, pendant la déchéance… puis plus rien.

Où était-il?

Qu’était-il devenu?

Je me souviens avoir couru les rues lorsque le fantôme s’affalait et sombrait dans les ténèbres du vice des ces bouteilles qui roulaient au pied du lit. Quelques heures en aparté, où je courrais les marchés, enivrée par des odeurs nouvelles de fraîcheur loin de la puanteur de notre appartement vicié par les effluves de ses whisky et de cendres fumantes où disparaissaient la vie.

Je regardais le monde comme un kaléidoscope... je  vivais l’ambiguïté de ces deux mondes et peu à peu, j’ai commencé à perdre pied. La sensation d’entendre des voix venues d’ailleurs…surtout la sienne, à elle.

“J’erre dans la mémoire du ciment,

incapable de comprendre,

ce que j’y ai chuchoté...” 

Un jour de septembre, le fantôme était parti faire les vendanges dans le sud, avec un pilier de comptoir du café qu’il fréquentait. J’entrais enfin en repos saisonnier.. les cadavres de bouteilles et les horreurs se sont empilés  par magie dans les sacs poubelle que je  m’empressai de balancer au sous-sol pour ne plus avoir cette ombre malfaisante planer sous les yeux. Mes cernes disparurent en moins de trois jours, je me remaquillais et m’habillais comme une femme pour retourner arpenter les rues, n’attendant rien ni personne.

Et puis Franck était entré dans ma vie. Nous nous étions croisés au bar d’un grand hôtel de Bruxelles. J’ aimais me donner une consistance nouvelle dans ces lieux magiques, où les plafonds étaient si hauts que je parvenais à ne plus étouffer. Je buvait un thé au milieu des moulures dorées, des tableaux, des sculptures, tout cet art sans aspérité me rassurait.

Elle se sentait heureuse en ces lieux,

émerveillée loin de ses deux pièces scabreuses où elle végétait. 

Et comme toutes les belles choses attirent son regard plus que n’importe qui, je l’avais vu.. un bouquin dans les mains, son café sur la table, son air tranquille et serein apaisant. Sans l’observer à la dérobée, je ne pouvais résister à l’envie irrépressible de le fixer de toute l’intensité qui m’habitait. Au bout d’un court  instant, le charme opéra naturellement.…Il me sourit et  je rougis. Figée, et emmêlée dans mes sensations, je restais subjuguée. Il s’est levé sans que j’en prenne conscience et s’est dirigé vers moi. Attablés tous les deux, nous parlions doucement. Je flottais sur ses paroles. Nous tombâmes amoureux presque instantanément. Durant deux mois, nous nous sommes vus tous les jours, à faire l’amour chez lui dans cette odeur de Monsieur Propre à laquelle j’étais si sensible. Pas d’alcool, pas de cannabis, l’appartement sain d’un homme qui me traitait comme une personne dépoussiérée de toute contamination. Je frissonnais sous ses caresses, les voix s’éloignaient, je reprenais du poids ivre d’une vie jamais savourée auparavant. Nous passions les petites heures de la nuit à parler de tout et de rien au début, et petit à petit, j’avais lâché des morceaux de ces maillons enfouis dans mon ventre..pour les répandre sur le lit des confidences. Au final, je lui avais tout raconté… On s’aimait. Lui, il souffrait de tous les maux que je déversais par camion-benne dans ses draps froissés et ne pouvait que me serrer très fort dans ses bras pour empêcher mon corps de glisser dans le gouffre.

Puis le fantôme était rentré. Revivre dans la peur est un nouvel apprentissage. Baignez dans la terreur et vous verrez votre personnalité se perdre dans les affres de ce labyrinthe jonché de dangers..où les portes restent désespérément invisibles. Il était complètement imbibé quand il m’avait vu entrer dans le salon, maquillée et féminine. Il m’avait battu en guise de bonsoir. Me rendant si méconnaissable, qu’à notre rendez-vous au marché le lendemain, Franck ne m’avait pas tout de suite reconnue. Moi, résignée et lui désespéré..il n’avait pu prononcer aucun mot et cela me convint.

Il avait caressé ses blessures, ses entailles boursouflées et avait vomi toutes les horreurs que porte la terre dehors, en rentrant dans son habitation aseptisée. 

A présent, la peur m’accompagnait même dehors, terrorisée à l’idée que le fantôme découvre ma liaison et s’en prenne à Franck comme il l’avait fait avec Aurore. Je pensais plus à sa vie qu’à la mienne.Entre les coups, je me démenais pour agir comme un agent secret, camouflant au mieux ma double vie. Je ne voyais Franck à peine plus que quelques heures sur la semaine, je ne me maquillais plus et sortais en jogging et pull bien trop grand que pour oser me rendre appétissante et concrétiser la violence de mon fantôme.

Une nuit, dans l’antre du mouroir, les voix sont revenues. Elles élaborèrent des plans pour se débarrasser du fantôme au coeur d’un sommeil agité.

Elle le vit gisant, rompu à coups de batte de base-ball, les os désarticulés, le visage presque méconnaissable.. et se vit en train de le découper en morceaux sous les yeux affolés de Franck. Elle y mettait du coeur, car son coeur à lui  ne bat plus. Dissimuler son geste pour vivre enfin ensemble sans obstacle à leur bonheur.

Elle s’entendait dire qu’il fallait de grandes valises pour y glisser ces glaçons rances de whisky destinés à sombrer au fond du canal.

Le foutre dans l’eau, ça le changera! C’est ce qu’elle a crié..juste avant le réveil.

“L’édifice s’est descellé,

la pluie battait son plein,

ruisselant entre les murs poreux de mon âme” 

Je me réveille en sursaut. Je suis là dans le monde que j’ai créé.. l’écrire puis mourir sans personne à mes côtés. C’est encore l’heure. Je me traîne ce matin. Je sors, le coeur en vrac. Je me dirige au milieu de ses visages que je croise chaque jour. Impassible, je me faufile et joue la sourde oreille aux interpellations. Pas de paroles aujourd’hui, j’en ai assez avec toutes ces voix qui se démènent en moi alors supporter ce qui m’entoure relèverait du génie. Je suis juste pressée de rentrer, d’écrire ce que j’écoute, et végéter.

 

En attendant, elle tente de se faire toute petite avec sa tête qui dépasse toutes les âmes qui déambulent mais elle ne voit ni nuage ni ciel bleu. Elle entend ces bruits quotidiens, ce brouhaha incessant qui lui crève les yeux. Elle fait ce qu’elle a a faire. Une fois rentrée dans sa parcelle de tranquillité, elle s’assoit, ouvre son carnet et écrit…

Ma mère vient me voir aujourd’hui. Une hantise dont je me serais bien passée. Comment se parler quand tant de barrières se dressent entre vous? À quoi ça sert? Hurler pour se faire entendre? Renverser une à une les barricades du passé pour s’attaquer ensuite à celle du présent. C’est un non-sens. Alors, je l’entends murmurer ces mots que je ne comprends pas. Trop loin, trop de frontières nous séparent depuis tant d’années. Elle l’a sans doute aimé mais mal. Mal comme ce qu’on fait endurer à un cancre parce qu’il ne réussit pas à l’école; mal comme ce qu’on inflige à la différence parce que les autres ne sont pas nous; mal comme ce qu’on veut imposer à la résistance parce qu’on se croit investi d’un pouvoir. Elle est là, désemparée.

Son vieil âge, les rides profondes qui patinent son visage l’émeut mais c’est la seule barrière que Clémence se sent la force de soulever aujourd’hui.

Clémence est retournée dans son lit après ce dialogue d’aphones… et s’est endormie comme si toute la douleur accumulée avait eu raison d’elle.. pour sombrer alors dans un sommeil profond parsemé de voix, de luttes, de couleurs criantes et de hurlements. Au réveil, elle se sent épuisée. Elle jette un coup d’oeil dans le miroir, et la pesanteur la force à s’asseoir. L’impression d’avoir pris 10 ans en une seule nuit, un pas de plus vers la délivrance. Vieillir le plus vite possible, pour que l’instantané la conduise directement dans la tombe, sans un bruit.

Encore un jour identique aux autres..sauf que Clémence gigote, s’affole, tourne comme un lion en cage. Elle sait que ce jour est décisif, elle a rendez-vous à onze heures. Elle se pomponne, elle met son plus beau chemisier et un pantalon sobre. Elle hésite à mettre ses petites boucles d’oreilles en forme de larme, elle se farde  légèrement le temps de prendre sa décision.  Ses mains tremblent, elles lui font peur.. elle sait qu’il faudra être forte. Pas le choix cette fois. Les voix l’ont lâché, elle n’a rien écrit aujourd’hui car elle sait que tout s’écrira plus tard..bientôt ou peut-être plus jamais...

Ces pas la guident malgré elle, cette fois-ci le compte est bon.. le nombre de pas varie enfin. Clémence découvre le nouveau parcours dans un brouillard suintant de cette rosée qui coule de son front se réfugiant derrière ses oreilles sans pouvoir s’effacer. Elle est comme une automate manipulée, coincée dans les mains du marionnettiste. Elle suit malgré elle ce cheminement à vide. Ses yeux sont outrés de terreur mais elle n’entend plus rien. La sueur a bouché ses tympans.. Les gens la regardent et elle déteste ça. Elle est debout, se sent nue devant ces yeux inquisiteurs jusqu’au moment où elle perçoit une voix assurée qui supplante tout:

 “Mesdames, Messieurs, La Cour!”

Elle s’est souvenue alors qu’elle était là pour répondre du meurtre de son fantôme dépecé comme un vulgaire poisson d’eau douce et...

...que la voix, c’est elle.


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