Les nuits trop grandes de George

hel

Semaine 12.

La nuit est devenue trop grande pour George. Il ne sait pas depuis quand exactement, ni où le sommeil s'est enfuit.

Cette fois c'est peut-être bien à cause du vent qui ne s'arrête plus de souffler et de faire cogner les grosses branches contre le toit, les bruits du vent qui lui habitent les oreilles, lui font comme une boule dans le ventre, et lui gardent les yeux bien grands ouverts. Peut-être juste le vent, rien que ça. Y a aussi une pas si veille dent au fond de sa pas si vieille bouche qui en profite pour le narguer, appuyer sur de vieilles douleurs. Tout ça, c'est peut-être rien mais ça fait déjà pas mal, surtout dans une nuit qui n'en finit pas. Heureusement qu'il en a vu d'autres, y'en a qui se foutent en l'air pour moins. On ne nous dit pas tout, mais c'est pas un hasard si on en retrouve plein de petits vieux, de petites vieilles, comme ça, partis pour de bon dans un sommeil qui pourtant ne voulait plus venir. On dit que c'est l'âge et la santé paumée, qu'il ou elle n'allait pas fort, on enrubanne, on dit que c'est la plus jolie, la plus belle des morts alors que y'a rien de plus moche, et que ça ferait pas bien beau si ça se savait, les nuits devenues trop grandes qui vous poussent des angoisses comme ça, jusqu'à vous donner le dernier geste. Mais peut-être que c'est juste des idées qu'il se fait, peut-être bien que parfois le sommeil consent à vous prendre une dernière fois pour vous sceller les paupières, et quand George se raisonne comme ça, il a presque encore plus peur de la nuit.

George n'est pas si vieux, à peine, lui c'est dans la tête et dans le cœur que ça se passe, que ça c'est usé avant l'heure. C'était peut-être pas bien solide au départ, ou peut-être juste trop sensible, en tout cas ça a jamais marché comme chez les autres et puis avec la vie qui est passée par-dessus encore, dedans ça s'est abimé, gâté au point d'être peut-être foutu pour de bon. Même si on ne voit rien de l'extérieur, au-dedans Georges à des gouffres et des falaises, des trous gros comme ça avec l'air qui passe et lui brasse le dedans, des vagues d'agitation, de choses impalpables mais qui rongent et creusent toujours un peu plus. C'est peut-être rien, puisque ça se voit pas,  mais ça fait des grands vides qu'il se trimballe en permanence, des grands vides comme une fièvre qui poisse sur ses nuits bien trop grandes.

George, les yeux grands ouverts, pense aux branches mortes de l'arbre qui cognent contre le toit. Il se dit qu'il faudra monter là-haut, vérifier les tuiles, aussi couper bientôt les branches mortes, mais plus tard quand il fera beau. George n'aime pas faire ça. Les branches mortes, à voir, le rendent triste. C'est comme si elles avaient des bouches pour murmurer des douleurs et des regrets, des printemps foutus et tout un tas d'autres bêtises lui chatouillent le cœur et les pensées déjà pleines de trous.

George se lève tôt, même qu'il a presque rien dormit. Il quitte la chaleur des couvertures, son corps sans sommeil mordu par le froid, et vite il s'agite, s'affaire à sa toilette et à se saisir de ses grosses mains des vêtements pour caler ses vides bien au chaud. Après il fait comme chaque matin : il descend les escaliers de bois, tire les rideaux droits, ouvre la fenêtre et les volets, et là il regarde depuis sa fenêtre, déjà, les lumières à venir, pas encore nées mais qu'il peut deviner avec l'habitude des jours passés. Il regarde aussi à l'endroit du ciel naitre la lumière et la couleur que prendra le jour, ce moment où le soleil perce juste un peu l'hiver de sa douceur.

George a comme le sentiment d'être le premier spectateur de ce monde qui revient à la vie. Et en même temps qu'il regarde, profite du spectacle, George pousse le bouton de la cafetière. Un autre grand plaisir que celui-là.

George aime sa cafetière, une cafetière de trois francs six sous, un objet de presque rien mais qui le rempli de joie, chasse un peu le vide du dedans et les restes froids de la trop grande nuit. Il aime entendre l'eau glouglouter, et ses plics et ses plocs, ses bruits de vapeur, l'odeur du bon café chaud qui se répand dans la pièce avant de s'échapper par la fenêtre ouverte. Il boit là son café, même qu'il fasse bien froid ou encore qu'il mouille jusqu'au dedans, devant le monde qui s'éveille, deux tasses pleines, qu'il accompagne parfois de tabac blond qu'il a finement roulé entre ses doigts. Ensuite, il verse le reste de café dans un gros thermos pour le porter plus tard à Suzanne. Il lave, rince, sèche la cafetière bien propre, puis la tasse, puis les cendres dispersées, garde le fond de marc pour son jardin, jette le filtre, ferme la fenêtre, et tire les rideaux par-dessus.

George aurait pu faire de grandes choses, tout ce qu'il voulait dans la vie, avec sa tête bien pleine, avec ses beaux diplômes et la voix de la mère et du père qui récitaient ses prouesses en chapelet, mais George il a fait facteur. D'abord il a pris ses cliques et ses claques, mouché la déception des parents d'un au-revoir du bout des doigts, il a couru vite et loin, à tout allure comme au galop, des fois qu'on veuille le rattraper, le tirer par la manche et il s'est trouvé ce petit coin comme un joli village, avec ses pierres grises et ses mousses spongieuses qui vous splach sous les semelles, et son bon air vigoureux qui vous rosit toute la façade et hop, il s'est fait facteur. C'est ça qui lui plaisait, des lettres dans ses poches de sacoche à semer aux quatre vents des pierres grises et les grands après-midi libres de tout à profiter comme ça lui chanterait. Et la vie a galopé joyeuse, même entre deux petites déceptions, puis trois, puis quatre, puis George a arrêté de compter. L'ambition, les perspectives, les plans tirés dressés hauts vers les comètes et tous les autres tralalas non. Ça lui chiffonnait la mine rien que d'y penser.

George a été heureux, puis il a oublié un peu. Il est resté heureux parfois, par petits bouts, le temps d'un chant de moineau, d'un levé de soleil, d'une tasse de café chaud, d'un sourire de hasard, mais surtout triste plus souvent. La mélancolie parait que ça s'appelle, un foutu truc qui s'est mis à lui collé sous les semelles, à plus vouloir le lâcher. George léger est devenu grave et soucieux.

Après il y a aussi eu Suzanne. C'est quelque chose Suzanne. Même s'il ne sait pas trop quoi et que ça lui cause bien des tracas. D'abord elle vit au bout du bout du village, dans une drôle de baraque qu'elle a flanqué au bout du bout de son terrain et pour aller jusque-là, il faut à George parcourir le bout du bout d'une route toute cabossée, qui le fait bringuebaler de gauche à droite, quand il se casse pas la figure carrément.

Suzanne c'est quelque chose oui, et aussi un drôle de quelqu'un, ce ceux qu'on ne croise pas tous les quatre matins. En dehors du monde, qui  ne l'habite pas.

Suzanne elle vit là, juste à côté. Enfin qu'elle croit parce qu'à la vérité le monde même quand vous n'en voulez pas, il finit toujours par vous rattraper.

Suzanne ne sait pas, ou peut-être que Suzanne ignore juste.

Suzanne a des yeux gris, des yeux ciel de pluie, qui se courroucent dès qu'ils voient l'ombre d'une lettre, l'ombre de ce monde plein de tracas qu'elle fuit en se tenant au bout du bout, même si c'est juste le bout d'un chemin. C'est symbolique et on ne badine pas avec les symboles qui sont des choses à prendre très sérieusement, des choses qui viennent du plus profond de ce qu'on porte en soi. Suzanne ne porte plus ce monde en elle, il a coulé de son ventre un matin froid, un matin gris couleur de ces yeux. Elle ne s'est même pas retournée dessus.

De Suzanne, au village on ne dit rien, comme un secret silencieux, comme la légende du bout du bout du chemin, aux questions de George il n'y a que des tos tournés, de petites grimaces chiffonnées, des bouches égoïstes plantées sur des yeux globules qui gardent leurs clefs de savoir sans vouloir rien partager. Peut-être que c'est grave, qu'il y a là des culpabilités, George se demande, ça court plein de suppositions et de théories dans sa tête.

Chez Suzanne, George il s'est retrouvé bien embêté la première fois, lettre en main, aucune boite nulle part où déposer son courrier. Il a fallu s'hasarder jusqu'à la porte et toquer contre le bois en redoutant que tout l'édifice ne s'écroule.

Si George n'avait pas été George, Suzanne aurait pris une fourche, Suzanne aurait crié, trépigné, hurlé jusqu' à ce qu'il s'enfuit en courant tout au bout du bout du chemin. Mais c'était George et un sourire embêté, froissé sur le bord des lèvres comme celui d'un gamin pris en faute qui n'ose plus rien dire. Suzanne s'est attendrie, sans démordre, mais plus tendre, plus lumineuse, des douceurs un peu plus dans les gestes. George a rangé les lettres dans sa poche, et comme ça sans savoir pourquoi, à la place il a sorti de sa sacoche quelques journaux de personne, qui n'avaient plus d'adresse ni de foyer ni de nom vers où aller et les a tendus à Suzanne qui les a pris.

C'est peut-être bien à partir de ce jour que les nuits de George sont devenues trop grandes, sans qu'il ne s'en rende compte, sans qu'il ne se rappelle plus cette toute première nuit.

Il y avait les lettres, blanches, écriture noire petite serrée, académique, estampillées de tampon urgent, de rouge à vous faire peur, à vous faire battre le cœur comme des ailes de petits moineaux qui apprennent tout juste à voler, fébriles, cette couleur-là à vous faire redouter sans savoir quoi mais fort. Alors George a ouvert, alors  George a entendu, les menaces, les cris des créanciers, des mots noirs qui portaient des tempêtes et des naufrages, la fin de la fin du bout du monde proche. Il aurait pu s'arrêter là George, il aurait pu faire taire les cris en les jetant au feu, et hop, tourner le dos et oublier, et ne plus jamais  s'égarer au bout du monde. Mais il s'est senti obligé, lui ou sa tête bien pleine qui s'est mise à se renseigner ici et là, à échafauder, à se balancer entre ses mains.

Georges s'est dit qu'il fallait avertir Suzanne, lui transmettre les mots, les cris et les alertes. Chaque fois il pense que le bon moment va venir d'ouvrir la bouche et de laisser s'échapper tout ça. Mais au dernier moment toujours quelque chose l'empêche.

Il arrive et…

Suzanne se tient dans le soleil et le vent, les bras grands ouverts comme si là quelque chose qu'on ne trouve pas ailleurs la berçait et la serrait tout contre à la fois.

Suzanne le tire et l'entraine dans sa tour de pierre, elle lui montre ses mobiles en papier, les journaux de personne qui n'avaient plus nulle part où aller, accrochés en merveilles à son plafond.

Suzanne lui partage ses champs, sa forêt et son cours d'eau, comme elle a rien et tout à la fois, aussi des énigmes dans le creux de la nature et qu'il ne savait pas.

Peut-être qu'une ou deux fois elle lui partage un morceau de peau, et qu'elle plonge ses mains au-dedans de George, et qu'elle bouche quelques trous.

Et alors George se dit demain, un jour de plus, un jour de moins, ça serait un monde quand même si le malheur profitait de l'attente pour faire un drame.

Et tandis qu'il attend le bon jour, ses nuits à mesure rétrécissent.

Voilà, la nuit est devenue trop grande pour George, qui porte et charrie des pertes et des angoisses. Il y a dans sa robe comme une lâcheté complice qui lui revient au visage, et ses impuissances qui chuchotent.

Ce matin George a décidé, il s'est dit que peu importe cette fois se serait la bonne. Mais sur la route qui le mène au bout du bout du monde, le cœur un peu plus léger, y a comme ça, déjà, des corbeaux en nuées.  C'est pas du gris, mais bien du noir dans les yeux de Suzanne, qui se tient au bout du bout de ses choses. Les corbeaux volètent et pépient, ils chassent et s'approprient.

George il prend son sourire du premier jour, celui du gamin pris en faute, il se sent bien un peu couillon, avec ces journaux dans les mains, ces journaux pareils à Suzanne qui n'ont plus d'endroits où trop se poser.

 Suzanne chantonne et tend les mains, et George se dit juste que peut-être bien que la nuit aura rétrécit demain.

 

  • Belle écriture et belle histoire...

    · Il y a environ 8 ans ·
    Weekendplansnewest

    mlleash

  • C'est beau. Vraiment. Merci.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • Je trouve que ça m'a un peu échappé mais merci à toi.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • J'aime toujours autant cette si belle façon que tu as de faire ressortir les sentiments de ces " fracassés " de la vie, une réussite comme toujours, bravo à toi Hel !!

    · Il y a environ 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Merci ma petite Marie, moi je suis un petit peu déçue de moi, ils m'ont échappés à un moment, je voulais faire quelque chose plus loin, plus creusé, mais bon ils m'échappaient les deux, mais si c'était chouette alors c'est pas tout raté. :)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Comme j'ai aimé votre texte et ses personnages si proches des "vrais gens" !
    Les petites coquilles qui restent ne parviennent pas à gâter l'ensemble, superbe.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Image

    Ana Lisa Sorano

    • Ah les coquilles oui, oulalala, je vais faire un petit nettoyage de ce que je vois, j'ai pas passé la triple couche de correcteur, ça se ressens, contente que les personnages vous ait plu.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Merveilleuse mais triste petite nouvelle. Georges et Suzanne ...Suzanne et Georges. J'aime beaucoup !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci Martine, oui j'aime plus écrire en gris qu'autre chose, avec des petits rayons quand même, bon j'ai pas super bien négocié ici, mais oui moi aussi je les aime bien Suzanne et Georges, donc contente que cela vous ait plu.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

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