LES PAPILLONS
Isabelle Revenu
A la voir ainsi sortir de son cabriolet avec élégance, descendre un pied chaussé d'un escarpin de cuir d'une belle nuance bleue avec un joli petit noeud assorti, remonter un peu sa jupe de mousseline pourpre et lever délicatement sa voilette, personne n'aurait pu se douter que quelques années auparavant, juste quelques jours après la Libération de Paris, elle fut la risée d'une foule haineuse.
Foule la giflant, lui crachant au visage une salive fétide, acide.
Les femmes surtout, les moches, les vieilles, les édentées, les ridées, les repliées-sur-elles-mêmes, les bien-pensantes, les aigries, les droites-dans-leurs-bottes....
Elle, les bras entravés d'une cordelette bleu-blanc-rouge, les mains tordues dans un désespoir sans nom, elle semblait une revenante. Le teint cireux de peur, le ventre gargouillant d' une trouille indescriptible, elle ne voyait plus que ce gibet de fortune, dressé sur la place de l'ancienne Kommandantur. Et cette nuée de fous la harcelant, lui déchirant son caraco sali par les outrageuses colères.
On avait traité son beau soldat-amant allemand de tous les noms les plus vils, jusqu'à la traiter elle de putain boche, de fille à maquereau vert-de-gris, de femme de kapo, de collaboratrice active.
Qui étaient-elles ces mères de bonne famille aux idées arrêtées sur des adjectifs terribles ?
N'avaient-elles jamais connu la tendresse d'autres bras ? Fussent-ils des bras ennemis ?
L'amour n'a pas de frontières, ni de religion, ni de couleurs si ce n'est que les couleurs qu'il donne aux joues des filles.
Ils avaient plongé tous deux, ébaubis de tant de douceur au coeur de toute cette rage innommable.
Les colzas en fleurs tressaient des étoiles dans les cheveux blonds de l'homme conquérant et des nuées d'abeilles butineuses dans ses nattes auburn à elle.
Ils s'étaient aimés pour de vrai, pour plus tard, quand la paix serait revenue à nouveau. Chimère peut-être, chimères sans doute.
Ils avaient crié Carpe Diem !
Ils avaient fait l'amour avec le vent, avec les nuages, avec les alouettes. Avec les pierres du sentier et les rameaux des guis dans les peupliers.
Ils avaient fait l'amour de toutes leurs forces pour conjurer le sort maudit qui emprisonnait leurs semblables dans des corps-à-corps sanglants.
En se relevant pour arranger ses cotillons, elle avait aperçu dans le pré à vaches voisin, un paysan qui les observait à la jumelle. Ils avaient pressé le pas pour rentrer chacun de leur côté. Le coeur battant et apeuré.
La machine de guéguerre était lancée. Rouages bien huilés, plein de gasoil fait, médisances et ragots en réserve.
On frappa à sa porte.
Sa mère ouvrit à celui qui tambourinait, une sorte de damoiseau gringalet dans un costume de certitude. D'un oeil méprisant, il inspecta vite fait la petite cuisine aux murs chaulésnoirs de suie.
- Où est votre fille ? Elle a fricoté avec un frisé. Faut nous la donner...Et vite, plus vite ! Schneller !!
La mère savait ce qui attendait sa " petite ". Elle avait assisté la veille à une exécution sans procès. Les justiciers de la dernière heure n'avaient même pas posé de baillon sur les yeux du malheureux, accusé à tort ou à raison, d'avoir fourni du vin coupé d'eau à un soldat allemand blessé au genou.
Le quelqu'un qui avait pris le fusil pour le tirer comme un lapin, l'avait aussitôt annoncé à la Faction Villageoise, une sorte d'annexe de la Résistance. Il fut le héros du jour.
Résistance mon cul !
Résister quand la Victoire est quasi-certaine. Résister après avoir été indécis ou sur le fil du rasoir. Hésité entre Pétain, Staline ou carrément Hitler.
De quel droit se mêlaient-ils des amours de sa fille ?
Qu'ils lui montrent la Loi et son décret d'application qui interdisent de s'aimer, même et surtout en temps de guerre !
Ils avaient poussé la vieille contre le mur de refend. Ligoté les bras de la " petite " derrière son dos, arraché son ras-du-cou avec sa médaille de la Sainte Vierge et déchiré son jupon. La promenant dans les rues du bon village tels des montreurs d'ours.
Et la punition odieuse avait commencé.
Les bourreaux impromptus se révélèrent de vrais génies de l'humiliation.
Crachats, déchirures, griffures, coups, injures et tonsure pour parachever l'épuration de celle qui avait trahi.
A présent, direction le gibet improvisé.
Le curé de la paroisse avait gueulé plus fort que la racaille. Tancé la foule en leur promettant l'Enfer au lieu du Purgatoire. Refusant désormais s'ils osaient aller au bout de leur bétise d'hommes, de leur donner les derniers sacrements, la communion et même le baptême.
La peur du Jugement Dernier fut la plus forte. Après une ultime exposition et une promenade à coups de pied aux fesses, la victime fut rendue aux bons soins du bedeau.
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L'autre pied chaussé de même descendit avec grâce et se posa sur les pavés. Joli papillon bleuté du printemps....
Merci à vous tous..
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
je comprends encore mieux ta réponse à mon mail... ;-) Je n'avais pas encore lu ce texte bouleversant. Merci Freddie pour ce texte en forme de plaidoyer pour la tolérance et l'amour.
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Bravo pour ce texte très humain qui aurait été condamné au moment des faits évoqués ; c'était bien de l'écrire, car... les hommes n'ont pas changé
· Il y a plus de 12 ans ·Dominique Arnaud
Layla, as-tu un mail ? J'ai qq photouks
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
on ne decide pas de qui on a tomber amoureux, l'amour se tient pas compte des guerres, des races, des religions. on tombe amoureux c'est tout. bravo pour ce texte
· Il y a plus de 12 ans ·christinej
Merci pour le partage Eaven !!
· Il y a plus de 12 ans ·Ce texte il me tourneboule, me vrille... c'est du beau, du grand, de l'humain, quoi.....
bleuterre
C'est une belle histoire malgré le tragique du contexte. Pensées pour elle
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
texte magnifique. qui me parle beaucoup...
· Il y a plus de 12 ans ·ma grand-mère, allemande, a quitté l'Allemagne, sa patrie, alors qu'elle était toute jeune, pour fuir ses idées etc...
quand elle est arrivée en France, elle voulait refaire sa vie mais après la guerre la haine était toujours là... "saloperie de boche", "schleu", "fritz", ne sont que les termes les plus gentils qu'elle a entendu jusqu'à ce qu'elle perde son accent (oui c'est possible quand on est motivé). Elle s'est mariée, les gens ont oublié qu'elle était allemande d'origine...
Mon grand-père (vosgien de souche! oui ça existe aussi!) est décédé.
elle a fini sa vie avec un algérien. qui la traitée mieux que quiconque.
ma grand-mère était allemande et elle était formidable.
ton texte superbe m'a donné envie d'écrire sur Elle. je t'en remercie du fond du coeur!
Karine Géhin
Oups !! Merci Layla !
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
Sincèrement, sans tricherie, j'ai jamais su ce que je ressentais pour ces femmes qui avaient aimé un soldat allemand. Vraiment j'en sais rien, comment aurait-on été pendant la dernière guerre. Question souvent posée et à voir ce qu'on fait en temps de paix, la question ne vieillit pas. La façon dont elles ont été traitées est dégueulasse, ça au moins c'est clair pour moi. Beau texte, pas facile.
· Il y a plus de 12 ans ·eaven