L'Odeur

Juliette Delprat

Valentine est assise au volant de sa voiture, arrêtée une nouvelle fois par les embouteillages. Indifférente à tous ces klaxons qui couvrent le son du lecteur cd. Il fait chaud, mais inutile d’ouvrir davantage la fenêtre de sa vieille voiture non climatisée dans l’espoir de respirer mieux. Dehors, Paris est suffoquent, comme tous les étés. Dehors, tout semble recouvert d’une légère pellicule terne. Elle se souvient bien avoir adoré Paris, avant, avant qu’elle ne soit aussi lasse, avant que ces plaidoieries ne deviennent un fardeau supplémentaire à sa vie de pantin. Aujourd’hui , dans cette paralysie de quatre roues elle prenait le temps  de penser à elle, à sa vie, à sa pitoyable vie; jusque là elle était accablée par la charge de travail, elle se levait, elle filait au bureau d’Associés avocats pour lequel elle travaillait depuis huit ans, elle se penchait sur des dossiers banaux par dizaines, de temps à autre, elle avait un « cas » un peu spécial, un dossier farfelu, la petite fantaisie de sa vie, la seule, l’unique. La nuit tombée, elle reprenait son vieux tacot, dont le sol était jonché de papiers froissés, elle poussait le volume du lecteur Cd au maximum et elle chantait sa vie rêvée à tue tête. Paul l’attendait…au début, Paul l’attendait. Au fil des années, il avait cessé de l’attendre, il en avait eu assez de l’attendre  en compagnie d’une bonne bouteille de bordeaux comme elle les aimait. Au fil des années il en avait eu assez de boire le Bordeaux seul. Au fil des années, il avait détesté le bordeaux chaque jour un peu plus. Mais Valentine lui disait qu’il devait comprendre, sa carrière, sa détermination à réussir, il aurait du être enthousiaste, fier d’elle.

Aujourd’hui, Valentine ouvre quand même la fenêtre de la voiture parce que sait-on jamais, peut être qu’elle parviendrait à mieux respirer. Aujourd’hui elle ouvre la fenêtre de sa voiture parce qu’elle sent qu’elle étouffe. Aujourd’hui Paul n’attendra pas Valentine, elle le sait, alors à quoi bon rentrer ? Aujourd’hui Paul n’attendra pas Valentine, car hier soir Paul l’a attendue sa valise en main, une bouteille de bordeaux ouverte sur la table du salon, un verre à moitié vide, et le verre plein d’une personne absente.

Valentine n’avait rien dit, elle a regardé la table du salon, la bouteille, a pris son verre, s’est adossée au mur de l’entrée, et encore chaussée de ses escarpins et vêtue de sa veste de tailleur, elle l’a regardé partir. Sans dire un mot. Il a cherché à lui expliquer, elle a posé son index sur la bouche parfaite de Paul et a dit « chut ». Paul a saisi violemment la main de Valentine, l’a cramponnée, ses yeux étaient plein de détresse et  de rage, il l’aurait giflée s’il n’avait pas été aussi tendre.

La porte a claqué. Elle s’est déchaussée, s’est dévêtue, et s’est avachie dans son divan toute la soirée sans pouvoir rien faire, rien dire. Ni pleurer, ni rire. Elle était là, assise à regarder chaque mur de son appartement luxueux, témoin de sa réussite professionnelle. Elle s’est mise à penser qu’elle devrait repeindre les murs et pourquoi pas, acheter quelques plantes. Puis elle s’est endormie, sur le canapé, trop enivrée pour aller jusque sa chambre. Ce matin ressemblait lui semble t’elle à tous les matins, la journée aussi, les mêmes dossiers, les mêmes collègues, le même café à la pause, le même faux déjeuner qu’elle avale pour garder la ligne.

Et là ce soir, dans les bouchons parisiens, Valentine suffoque dans sa voiture, elle a besoin d’air parce que dans cette voiture elle a la nausée. Elle y respire des vapeurs du parfum de Paul, elle ne se souvient pourtant même pas la dernière fois qu’ils ont fait transport commun. Son parfum, épicé, masculin mais doux plane au dessus d’elle, l’enveloppe dans la chaleur de cette soirée parisienne. Elle se sent étreinte ou étouffée, elle ne sait pas, elle panique. Paul ne sera pas là ce soir, ce parfum elle le renifle à pleine narine pour s’en imprégner à tout jamais. Quel est le nom de cette fragrance ? Elle ne se souvient pas, mon Dieu, elle a partagé 5 longues années de sa vie avec Paul, elle ne se souvient pas de son parfum. Elle est atroce. Nerveusement, Valentine referme la fenêtre de son auto, quitte à étouffer autant que ce soit par l’odeur de Paul. Elle se laisse happer dans  une profonde torpeur. Elle n’a pas su l’aimer, elle n’a été entière avec lui que dans leurs corps à corps. Ces moments là elle sait les vivre pleinement. Elle lui appartenait entièrement dans ces partages corporels. Pour le reste, elle n’avait pas su, elle n‘avait pas su faire. Paul était parti, Valentine avait laissé partir Paul. Elle l’avait fait, elle ne saurait pas revenir en arrière. Valentine était là, étouffée entre toutes ces pestilences de voitures et les effluves de Paul.

  • A quand ton prochain texte Juliette ? N'oublie pas de me le notifier...

    · Il y a environ 14 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • J'aime beaucoup, notamment l'utilisation que vous faites des odeurs.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Mn 35 orig

    lapoisse

  • j'aime beaucoup votre style.. je m'y retrouve...(vanité? ;-) ) je vous conseille mon texte "Abus d'imagination".. votre texte commence presque comme le mien se termine... ;-)..

    · Il y a environ 14 ans ·
    15592326 141051769716160 1919602287 n

    thelma

  • Ainsi va la vanité. Il faut assumer ses choix. Ce texte est remarquable par sa densité. Bravo.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Mcs btndown orig

    .

  • Sacrifier son bien aimé pour sa carrière et du superficiel en somme...ne jamais en arriver là ? Mais il y a aussi le quotidien et les années qui peuvent tout gâcher. Et cela n'est-ce pas plus sournoie ? Je t'invite à lire mon texte "Chez prune"...Jeanne Salhi

    · Il y a environ 14 ans ·
    Images 6  orig

    Jeanne S.

  • Belle démonstration de l'incommunicablité des êtres. La sexualité est indispensable mais insuffisante pour souder le couple

    · Il y a environ 14 ans ·
    Ic16 orig

    pouetpouet06

  • J'ai beaucoup aimé aussi, cette réflexion que j'imagine coincée en plein périph' Une femme oppressée entre sa carcasse de tôle et son cœur résigné.Juste l'odeur, qui permet de se dire qu'elle est encore en vie et non pas dans un cercueil gris...métallisé !!!

    · Il y a environ 14 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • ... étouffant ... lourd de tristesse ...

    · Il y a environ 14 ans ·
    Mots2 orig

    Joelle Eymery

  • Je te remercie, Juliette. Coup de coeur

    · Il y a environ 14 ans ·
    Bambou orig

    ko0

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