l'ombre d'une cité

Jean François Joubert

un jour ordinaire et pourtant ?


Quelle heure était-il ?

Le soleil pourtant haut ne donnait pas de réponse, et au-delà de ce fait, personne ne s'en inquiétait, surtout pas Hélena , qui ce jour-là partait promener son insouciance. Elle aimait les champs, leur nature, et les animaux qui comme elle se baladait à la campagne, à la recherche d'une compagne, ou plus rare d'un compagnon. Avare de question, ses pas dévalaient plaines et vallées, admirant au passage le gigantisme des arbres, la fraîcheur des fruits, et ses fleurs en nage sur le lac. Helena s'éloignait volontiers des cités, ses villes où le bruit mécanique des voitures envahissait l'espace. Douce, gaie, en tête, elle fredonnait de mémoire une chanson d'un temps qui n'existait plus, ailleurs que dans la conscience de ceux qui se nourrissaient du passé. Ses longues jambes avaient quitté l'asphalte, curieuse de goûter au plaisir d'une marche pure, au cœur des prés. Helena était belle, dans son fonds d'innocence. Parfois, un oiseau passait très bas, aussi léger que l'air, il croisait son regard lui délivrant d'un clin d'œil son parfum de liberté, alors, elle se laissait porter par les vents légers de son humeur et revenait heureuse vers la lumière crue des villes. Le monde devenu artifice ne lui offrait pas beaucoup de bonheur, seules, et seules ses courtes marches loin des citées plastiques donnaient à Helena, la joie. Droguée par sa ballade, son visage se teintait, orange claire, ce qui formait un contraste détonnant comparé à la blancheur livide des masques qu'elle croisait dans la rue. Comme toutes les femmes, sous ses pas elle ensorcelait les hommes, mais Helena ne se souciait guère du noir de leurs regards. Ses yeux restaient à terre sur chaque ombre qui marquait un destin, enveloppe irréelle, empreinte des trottoirs. Au premier carrefour, un véhicule jaune passa devant un jeune homme, ce fait, ne troubla pas son attention, ce ne fût qu'au son du fracas du métal sur le béton, qu'Helena sortit de son rêve en coin. L'incident causa un surcroît de bruit, les voix de chacun fusaient dans l'atmosphère, la voiture innocente gisait parterre, autour d'elle les badauds tentaient d'éclairer le mystère. Le jeune homme bousculé dans ses habitudes, restait immobile, fragile, un roseau sur une île sans désert. Chacun étalait sa version des faits, les bras appuyaient les mots, mais la seule certitude était cette carcasse gris métal, nue, couchée sur le bitume. Personne ne comprenant rien, après le constat d'impuissance générale, chacun rentra chez-soi, déplorant au passage ce vice de construction, tous les éléments plastiques du véhicule avaient disparu...

Le journal rapportait l'anecdote, Helena sourit de cette mésaventure, elle avait vu l'ombre dévorer la voiture, à qui devait-elle l'expliquer ?

De souvenir d'homme, aucun évènement de la sorte n'était à recenser, et cela depuis la nuit des temps, or elle, Helena, elle gardait dans son esprit, l'image de ce buisson ardent, comme si cette masse sombre qui occupait le sol, au contact de la voiture, s'était transformée, agitée, déformée et enfin nourris de sa voracité, avait englouti tout souvenir de plastique. La fin de l'article était un appel à témoin, Helena ne se sentait pas concernée. Surtout, elle ne voulait pas devenir folle, puis fatalement isolée dans une de ses chambres glacées d'hôpital psychiatrique. Elle préférait se taire et finir de boire sa tasse de café. Quand elle sortit dehors, rien n'avait changé, pas l'once d'une habitude d'Helena s'était éclipsée. Elle descendait l'avenue du Général de Gaulle, tournait sur la gauche pour entrer boulevard Malherbes, puis continuait tout droit, jusqu'au troisième feu, avant de descendre l'escalier, de laisser glisser sa main sur la rambarde verte et de laisser voler sa jupe au grès des caprices d'Eole. Là, elle entrait dans l'agence pour offrir des voyages tout autour de la terre. Puis le soir, fatiguée d'avoir vendu du rêve, elle cherchait l'odeur d'un parc, ses bancs, ses vieux arbres défraîchis qui ne pensaient plus, des jeux, des enfants. Avant d'aller s'étendre, Helena avait besoin de cet univers, de verdure. Ce ne fût qu'au retour, en passant sous la lumière d'un lampadaire que vînt la surprise, elle cherchait son ombre et remarqua qu'elle n'existait plus. Elle fit un tour sur elle-même, pas l'ombre d'une ombre ne se trouvait à terre, aucune esquisse, rien, juste un regard d'absence. Inquiète, Helena leva la tête pour vérifier que la demi-lune lui souriait, aucun problème l'astre donnait toute la vigueur de sa lueur. Un homme passait sur le trottoir d'en face, à ses pieds, une ombre filiforme le suivait. Ce constat remplit de fureur Helena, elle se mit à tourner, tournoyer, danser, munie de cette volonté farouche d'apercevoir ce miroir noir qui la suit depuis l'enfance. Autour d'elle, les rires des gens de passage devenaient des affronts, ces moqueurs indélicats heurtaient le fonds de ses sens, troublaient son innocence. Pour la première fois de sa vie, Helena voulait comprendre, elle n'arrivait pas à admettre cette nouvelle différence. Le visage bas, elle rentrait rue de la Porte. Plus elle croisait du monde, moins son constat ne souffrait de doutes, Helena venait bêtement de se rendre compte de cette évidence, seuls les hommes possédaient une ombre. Les femmes, elles, n'en avaient pas...

La nuit ne l'avait pas transportée dans sa douceur, Helena se réveillait vide, affolée. Avant-hier, la voiture jaune, l'illusion de saisir une des clefs du mystère, la vision d'une vie gloutonne qui suivait l'ombre, et puis hier, l'absence de reflet pour toutes ses femmes, étrange!

La rumeur s'amplifiait, le quotidien régional informait ses lecteurs que depuis peu, des phénomènes anormaux se développaient dans notre ville. Helena, faillit casser sa tasse en allant plus loin dans la lecture de l'article. Quatre véhicules, deux poubelles, un canot à moteur, six trottinettes, avaient subi des sévices de nature non identifiée, le journaliste affirmait que le seul lien entre toutes ses disparitions, constituait une énigme, car ce n'était pas  l'ensemble de l'objet qui ce volatilité, mais des parties réalisées en matière plastique, garde-boue, roues, pare-chocs, carrosserie. Les scientifiques commençaient à chercher la cause de ce phénomène, car les thèses les plus saugrenues affluaient, esprits, guerre chimique, extraterrestre, certain astrologue n'hésitait pas à ressortir de vieilles thèses d'alignements de planètes qui laissaient croire en la fin du monde. Helena pensa que finalement, il suffisait de bien peu de chose pour déstabiliser les règles de l'univers, elle se versa une nouvelle tasse de café, puis se demanda si elle ne devait pas informer ce journaliste, de sa découverte, et de son sentiment sur tout cela. Aucune hypothèse sérieuse n'était retenue, et l'hypothèse saugrenue d'Helena s'envola, elle était en retard. Chaque jour, elle posait son regard sur ses plages de rêves, le sable fin, les cocotiers en sueur, et décrochait inlassablement le téléphone. Cette activité lui permettait d'oublier sa nuit, ce cauchemar d'un soir, où les ombres gloutonnes avaient dévoré la moitié de la planète. Hélèna commençait à avoir peur de ses propres pensées, or dans cette cité, elle n'avait personne à qui se confier. Alors, elle travaillait son sourire de communication et laissait les avions voler vers leurs destinations, image carte postale. Sur le chemin du retour, elle croisa le jeune homme, ses yeux étaient clairs et, à terre le cœur de son ombre vivait, Hélèna en était certaine. De nature curieuse, elle détourna sa route, força son allure, puis arrivée à la hauteur de l'homme, lui glissa un sourire. Ainsi, elle pouvait marcher sur le spectre noir et Helena ne se priva pas de ce petit plaisir, elle qui n'avait plus d'ombre. De nombreux curieux dévisageaient les vitrines, et elle rentrait munie de cette douce envie de se laisser couler un bain. Sur le trajet du retour, pas un seul sujet d'inattention ne parvint à troubler son désir de se laisser porter par les bulles savonneuses. L'eau chutait sans bleu dans la baignoire, elle aimait ce chant et déplorait seulement l'absence de canards. Quand elle sera tiède, Helena plongea son corps dans ce délice sans nom, puis laissa ses sens se remplir d'émotions, juste avant de s'apercevoir que des petites bêtes marron, s'efforçaient de quitter le lieu, noyer dans cette volonté de continuer à vivre. D'évidence, les puces étaient savantes, car ingénieuses, elles utilisaient l'entraide pour sortir du traquenard. Elles montaient sur les genoux, s'agrippaient aux poils, aux cheveux, tous moyens semblaient bons à ses bêtes de cirque pour quitter la scène. Helena, se souvînt de la musaraigne qui lui avait tant fait peur, et cria...

Le voisin la trouva nue, dans la salle de bain. L'effroi lui faisait perdre toute décence, Helena perchée sur la cuvette des toilettes, pleurait, hurlait. Devant tant d'agitation, l'homme ne comprenait rien, sa vue étant trop faible pour saisir d'un regard l'état de la situation, seule l'absence de tenue de la jeune femme semblait l'émouvoir. Surpris, il resta immobile, paralysé par tant de beauté apeurée, et l'homme ne savait que faire pour réconforter sa charmante voisine. Les larmes qui coulaient sur la joue d'Helena n'ôtaient rien au fonds de son charme, ce n'était qu'un petit ruisseau qui prenait naissance sur sa peau. Pendant ce temps, les puces calculaient leurs fuites, cherchant des recoins sombres pour cacher leur présence. Le nouveau venu dans la pièce, essayait de réconforter sa voisine, celle qu'il admirait discrète derrière ses silences. Il voulait lui tendre un mouchoir, lui saisir les mains, mais son cerveau s'était arrêté net, l'homme ne pouvait admettre sa présence fortuite dans cet espace d'intimité. Helena ne cachait rien, elle ne voulait plus voir ses petits monstres, et d'ailleurs ces derniers, champions du camouflage, avaient disparu. Plus aucune trace de leur présence, les puces ne se trouvaient plus sur les lieux, et la salle de bains venait de retrouver sa tranquillité. Le premier échange entre l'homme et la femme fût un échange de mot, dans la confusion générale, ils avaient oublié de se parler. Helena remercia son voisin, puis l'invita au salon, ils avaient tous deux besoin d'un remontant. Le rouge des yeux de la belle ne nuisait en rien à son éclat, un peu farouche, elle avait des difficultés à s'expliquer, d'autant plus que l'homme n'avait pas vu autre chose que l'état de sa beauté. Les puces pouvaient fanfaronner, et aller jouer autre part, car le jour de leur éradication ne s'était pas encore levé. Finalement, Helena, blonde taciturne appréciait cette présence, l'homme tout en nuance montrait sa grandeur d'âme, n'usant pas de son désarroi actuel pour échelonner des projets de vie à long terme. Ils se surprirent à rire

de la situation, Helena, peu à peu, perdait toutes ses peurs...

Des fleurs sur la cuvette des w-c, mais qui donc les avaient apportés?

Helena n'en croyait pas ses yeux, pourtant trois petites fleurs rosées au cœur jaune se dressaient sur l'appareil sanitaire, plantée dans le plastique, elles respiraient la santé. Elle souleva le couvercle, cherchant des traces de racines, un élément, un indice qui permette de comprendre et évidemment elle ne trouva rien. Pas l'ombre d'un soupçon, aucune évidence, rien que ce sentiment de perplexité qui encombrait son esprit. La voiture jaune, l'absence de reflet de la jante féminine, les puces qui envahissaient sa salle de bains, alors qu'elle ne nourrissait d'aucune affection particulière pour les chiens, et maintenant des fleurs. Helena ne pouvait déterminer avec exactitude, si elle rêvait, ou si la vie autour d'elle était en train de changer. La sonnette retentit dans le couloir, et le voisin si charmant, hier au soir, se rappelait à son bon souvenir. Helena laissa s'ouvrir la porte comme une partie de son cœur, un sourire s'ancra dans ses défenses et elle avait du mal à retenir l'ensemble de ses palpitations. Un peu surprise par tant d'ardeur, Helena se laissa déborder par sa joie, elle qui s'était perdue depuis si longtemps dans l'étrangeté de la solitude. Elle avait besoin de conseil, d'une main sur son épaule, ainsi elle lui offrit son secret, ce jardin qui poussait sur le dos de sa cuvette. L'homme riait, il avait de la peine à croire en ce songe, mais trouvant Helena assortit à ses goûts, il pouvait croire plus que ce que ses yeux voulaient voir.  Dans cet état, ils entrèrent tous deux dans la pièce et Paul cessa de rire. Jamais, il n'avait contemplé de plante plus jolie, les pétales rosés, le cœur jaune sombre, un délice d'esthétisme. Il ne comprenait pas les associations d'idées d'Helena, l'absence d'ombre, le plastique dévoré, les fleurs, tout cela s'entremêlait dans sa tête, or il admirait les dents et le corps de la belle. Paul se serait bien baissé pour lui donner ses plantes, d'un aplomb plus que certains, il se dirigea vers les trois fleurs. D'abords, il les caressa du regard, splendides dans leurs couleurs, puis décidé, il chercha à les arracher, ôter leurs racines et les lui offrir. Paul ne manquait ni de courage, ni de force, mais tout comme Helena, ils ne pouvaient que constater l'impossibilité de nuire à ses fleurs. Elles étaient là, bien là, plantées aussi solides qu'un fruit en matière plastique. Pendant ce temps, les puces cherchaient à sortir de cet espace trop froid, elles se glissèrent dans le noir de l'ombre de Paul. Dehors, la cité en éveil s'agitait dès les premiers rayons de soleil, aujourd'hui, l'émoi était à son comble, la population s'inquiétait de la disparition d'une partie des matières plastiques, la terre continuait à tourner, mais en déséquilibre. Une angoisse liée au surnaturel perlait sur les fronts de chacun et la peur se mêlait à l'incompréhension politique, scientifique, et religieuse, ce qui amplifiait le phénomène de suspicion. Des revendications des faits parvenaient aux commissariats, rien de concret, car aucun de ses groupuscules ne possédaient d'explication cohérente sur les évènements nés ses derniers jours. Paul descendait de son nuage, il revenait dans la rue, son constat fût macabre, indéniable, de nombreuses carcasses de voitures gisaient à même le sol, abandonnées par leurs pères. Sans un bruit, la ville semblait dévastée par des émeutes, il ne manquait que les cris, les voix et la fumée. Pas de doute, l'état de siège de la peur, qui se terre en nous tous, agissait sur la citée, les gens se cachaient derrière des pare dessus, semblant promener leurs âmes au plus près des murs. Paul pensa aux paroles d'Hélèna, absurde, cette idée de monstre qui sortait de l'ombre. Toutefois de tempérament septique, il marchait en fixant la sienne d'image, ce noir dont on ne se méfie jamais assez. Cette seconde nature passait partout allègrement, sur les bancs, les arbres, les murs, les voitures, mais pas sur cet homme qui passait en roller, ses roues avaient fondu, disparues, les deux hommes s'étaient croisés, un instant de vie en commun, et plus rien. L'homme en patin exprimait sa colère, collé à l'asphalte, il devenait transparent, livide, avant de voir la vie en rouge et de frapper l'innocence de Paul. Des bêtes féroces en lutte, les coups volés, les injures aussi, fières de leurs muscles saillants, le combat était âpre, sans pitié. Helena passait sur ce trottoir, la magie de l'amour lui apporta des pleurs quand elle reconnut Paul, les larmes s'échappaient de son cœur, coulaient, dévalaient ses joues, s'écrasaient sur le sol et des fleurs se levèrent, menues et roses, si belles que les hommes cessèrent de lutter.

 

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