Lombric

petisaintleu

Je m'habille de discrétion. À peine une motte dépasse de la prairie, exacerbant l'appétit des gallinacés. Comme si ma présence tenait du hasard ou du seul plaisir de me terrer ! Je risque de m'asphyxier, six pieds sous la surface à tracer ma route, éminence grise aux reflets cuivrés. Les anciens me respectaient. À aucun prix, ils ne tiraient les vers du nez, trop heureux que je leur mâche leur travail. J'aérais les semelles de battance, facilitant le croisement capillaire des nutriments et des radicelles.

Les cultivateurs choisirent la modernité et se tournèrent vers la révolution chimique, d'abreuver leurs sillons de l'impur Monsanto. Les gros sabots de ce qu'ils nommèrent le progrès remplacèrent les doux et forts percherons. Une régalade de crottins me manquait. Au coin de la haie, les vautours veillaient. Ils phagocytèrent la cellule familiale perméable aux charognards. Ils massacrèrent la terre, de sa diversité biologique au foncier.

Esclaves d'une production qui leur échappait, les variations du cours du blé les angoissèrent d'avantage que les affres de la grêle, du gel ou de la rouille. Clochemerle se mondialisa. C'est macabre de se dire que j'en rencontrai des myriades au cimetière, désespérés suicidés d'un coup de chevrotine. Je me refusai à cracher mon mucus sur leur tombe. Je m'interdis à jouer la taupe qui dévoilerait ce qui se passe une fois le caveau clos.

Ma perte viendra. Près de 98 % de mes amis ont disparu en un siècle. Vous ignorez à quel point, autrefois, l'humus s'animait du grouillement de la vie. Une débauche de protozoaires, une orgie de nématodes, un luxe d'acariens, une ivresse de myriapodes se dévouaient au service de la chaîne alimentaire, du placide séquoia à l'imposant cachalot. Combien de temps fallut-il pour nous piétiner ?

Vous niez la marche immuable de la nature ? Par le passé, les extinctions massives abondaient. Le Dévonien, le Permien-Trias ou le Crétacé tertiaire mirent en œuvre une solution quasi-finale, éliminant jusqu'à 75 % des espèces. Nous disposions de la durée géologique à reconquérir les niches. Une mutation, chaque million de filiations, suffisait en l'espace d'une ère à se spécialiser et atteindre l'équilibre, accordant à chacun la possibilité d'occuper modestement le dessous d'une pierre, une mare croupie ou la toison d'un canidé.

Vous nous mènerez à l'holocauste, mais qu'importe ? Les miraculés se reproduiront, leurs gènes évolueront. Espérons que le cortex cessera de se développer.

Mihaela et ses camarades méprisent les puces, les rats qui leur passent sur le corps et les odeurs pestilentielles. À la chute de Ceausescu, on vida les orphelinats. Où se réfugier l'hiver, lorsque la température chute à vingt degrés au-deçà de zéro ? Les égouts se transformèrent en villégiature idéale de tous ces obligés de la misère.

Ils ne s'estimaient point malheureux. Ils ne mourraient guère de faim, gavés des subsides des poubelles. Il arrivait parfois qu'ils fassent bombance quand ils récupéraient un chat mort, un ersatz de lapin, du charbon et quelques allumettes. Ils se shootaient à l'Aurolac, un colorant synthétique qui à chaque inhalation leur fracassait le crâne dans un patchwork de couleurs vives, révélant un soleil intérieur aux formes kaléidoscopiques. Totalement accros, ils prêtaient leur cul ou proposaient une fellation moyennant vingt lei aux privilégiés surgis de l'univers du haut quémandant leur part de vice.

Peu survécurent. Certains devinrent grands-parents. Chez la nouvelle génération apparut les stigmates des changements. Ils se passèrent du faste de parler, leur peau diaphane les contraint à ne sortir qu'à la nuit tombée. Un philosophe prophétisa qu'ils annonçaient des jours prochains.

  • Le plus poignant de textes de la série, la vidéo souligne le propos, la détresse dans le regard du môme est inoubliable ! Je ne savais pas l'ampleur de la misère de l'enfance en Roumanie.
    Chez nous elle est en constante augmentation soigneusement cachée par les médias - ç'est pas vendeur, ça dérange

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • La misère est un euphémisme.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

  • Un constat amer et bien réel ! très belle chronique

    · Il y a plus de 9 ans ·
    W

    marielesmots

  • Cette série est grandiose ! Tes meilleurs textes selon moi

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • Noirceur de la terre. Noirceur de la misère. Appellent à l'éclaircie.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Le hasard a fait que j'ai rempoté mon agapanthe aujourd'hui. La plus prospère. Aux fleurs spectaculaires et graciles. Les lombrics s'y développent en vase clos depuis des années. Des îlots subsistent. Des jachères. Petites bulles de Gaïa. Petites bulles colorées plongeant dans la noirceur de la terre.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

    • Et je rejoins l'avis de mes consoeurs, de ce noir terreau écomorphe, tu as fait pousser tes plus belles floraisons.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Ce sont vraiment tes meilleurs textes (écomorphisme) !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

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