Marée céleste

loua

Et un jour, peut-être, tu arrêteras de creuser dans ta vie comme pour préparer ta tombe.

C'est dingue combien le ciel peut avoir une gueule de paradis quand un bête rayon de soleil parvient à percer le magma nuageux. Il est jaune sale, ce ciel-là. Jaune sable, un peu gris, un peu trop foulé par les pieds des touristes. Un peu marée haute en plein hiver. Ça ferait presque mal au cœur. Il a un petit côté écrasant que tu ne parviens pas à t'expliquer.

Tu baisses les yeux et prends ta pelle. Tu refoules l'amertume qui remonte, ton envie de vomir est psychologique, ton médecin te l'a dit.

Tu te demandes juste ce que tu as fait pour mériter ça.

Comme tout le monde, rien.

Tu as téléphoné à tes mômes. Tu les as clairement entendus se battre pour ne pas avoir à te parler. Tu en as conclu que l'âge ingrat dure de la naissance à la mort, à peu près. Là-dessus tu préfères éviter de penser à ta mère, pleurer n'est pas mieux que vomir.

Tu enfonces la pelle d'un coup sec, comme pour planter un arbre. Comme vous avez fait en emménageant. Les gosses avaient adoré jouer dans la terre. Ils étaient petits encore à l'époque. Toi tu te forçais à rire pour ne surtout pas croire que ta vie était fichue.

C'était un nouveau départ. Un nouveau départ.

L'écho dans ta tête toute vide.

Parce que tu ne pouvais pas t'empêcher de comprendre que la moitié de ta vie serait enterrée sous cet arbre.

Tu as téléphoné à tes gosses, et ils t'ont clairement fait comprendre qu'ils s'en fichaient. Que tu pouvais faire ce que tu voulais, qu'ils ne voulaient pas le voir une dernière fois.

Quand tu l'as trouvé ce matin, il était encore tiède.

La première motte de terre se descelle des racines. Tu as peut-être visé un peu trop proche de l'arbre. C'est pas grave.

C'est pas grave.

De toute façon tout le monde s'en fiche.

De l'arbre.

De toi.

Quand tu l'as trouvé ce matin, tu as surtout été étonnée de ne pas l'entendre couiner dans le coin de la cuisine qui lui est réservé. Tu as compris immédiatement.

Quand tu l'as acheté, tu t'en souviens très bien, ton aîné avait un sourire à t'en rendre fière comme jamais. C'était pour ses six ans, et tu t'étais battue comme une chienne pour que son père accepte un animal dans la maison. Et la crasse qui va avec. Et les bruits, et les odeurs. Mais tu y tenais, parce que toi tu n'avais jamais pu en avoir, et c'était un manque que tu voulais combler.

Tu lui as parlé, à cette petite bête, pendant toutes ces années. Pas de boulot, pas d'amis proches, et un divorce sur les bras. Des coucheries, des trahisons. Tu étais seule au monde.

C'est un peu de toi que tu es en train d'enterrer. Encore un peu plus de toi. Qui va rejoindre la moitié de ta vie qui est déjà sous l'arbre.

Ça n'a jamais été un nouveau départ.

Tu t'es embourbée dans tes problèmes, et tous les matins, en donnant sa carotte au lapin, tu lui expliquais. Tes enfants te prenaient pour une folle.

Et ils ne veulent même pas lui dire au revoir une dernière fois.

Il n'y a jamais que pour toi qu'il a compté, cet animal.

Tu t'agenouilles dans la terre, dans la boue, et tu embrasses une dernière fois le dernier ami que tu avais sur terre. Tu essaies de relativiser, tu te dis qu'il sera mieux là-haut que dans une cage. Tu n'as jamais réussi à l'apprivoiser, il était toujours mort de peur quand tu le sortais de sa prison.

Tu n'as jamais réussi à apprivoiser personne. Même pas tes enfants.

Même pas toi.

Tu lui as fait une jolie petite boîte, toute pleine de paille, avec du foin et une carotte. Pour le voyage. Tes gosses te prendraient encore pour une folle, s'ils étaient là. Mais tu t'en fiches.

Tu as l'impression qu'on t'a arraché un petit bout de toi. Encore un.

Tu reprends ta pelle, et petit à petit le couvercle de la boîte disparaît sous la terre noire.

C'est un nouveau départ.

Tu essuies ton nez, et tu lèves les yeux au ciel. Tu souris, piteusement.

Même en faisant semblant, tu n'arrives plus à y croire.

  • Fort joli ce texte, émouvant, prenant, bravo.

    · Il y a environ 10 ans ·
    Unnamed

    Mélanie Courtois

    • Merci !

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

  • Des descriptions par pépites d'or, poétique et puissant en même temps, j'adore !

    Au plaisir :)

    · Il y a environ 10 ans ·
    Img 3458

    mamzelle-plume

    • Des pépites d'or bien amères alors. Merci :)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

  • Très fort, j'aime beaucoup

    · Il y a environ 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • Muchas gracias !

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

  • c'est wouah, j'adore !

    · Il y a environ 10 ans ·
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    parismrs

    • Ravie que ça te plaise :)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

  • C'est tellement triste mais c'est beau!

    · Il y a environ 10 ans ·
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    luci

    • Merci !

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

  • Juste magnifique ! quel texte ! "l'âge ingrat dure de la naissance à la mort, à peu près.", et je ne relève que cette phrase-là... vraiment beau, avec une plongée vertigineuse dans cette solitude... vraiment un grand texte... et un Grand coup de coeur !

    · Il y a environ 10 ans ·
    Yahn 3

    yahn

    • Un tout grand merci à la hauteur de cet énoooorme compliment qui me va droit au cœur :)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

    • Vraiment je suis bluffé. Ce texte est superbement écrit (mais je ne veux pas m'appesantir sur la forme, quant au fond j'espère qu'il est plus auto-fictionnel qu'autobiographique, sinon mes compliments sont presque déplacés...).

      · Il y a environ 10 ans ·
      Yahn 3

      yahn

    • Ne t'inquiète pas pour le fond, mon imagination déferlante est la seule responsable de tout ça ! Et encore merci pour tes commentaires :)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Dsc03904

      loua

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