Melina voyage

nyckie-alause

Melina. Elle a travaillé toute la matinée sans plaisir. Et voici deux heures qu'elle s'est enfermée dans ce qui lui tient lieu de loge — une petite caravane dont elle se demande comment elle a pu être tractée au flanc de cette montagne. Dans un premier temps elle s'est installée sur la banquette, les pieds posés sur l'accoudoir, un foulard sur les yeux. Un léger fond musical s'immisce dans l'habitacle accompagné du parfum des cerisiers. « Zen » pense-t-elle. Je dois rester zen. Elle le dit et le répète depuis qu'elle a atterri au Japon. L'équipe s'agite dehors, tout autour, cogne des trucs et des machins, pousse des rugissements, interpelle et menace. Elle dodeline de la tête et du corps essayant ainsi de trouver le repos et pourquoi pas le sommeil qui la fuit. Ce qu'elle aimerait plutôt que ce tapage, c'est un murmure de cascade qui rythmerait agréablement le chant du luth, quelques rires d'enfants, de petits bruits de pas, des graviers, des clochettes, un portail rouge… toutes ces images que le mot même de Japon imprime dans son imagination.

Melina. Elle a essayé toutes les tenues, les robes, les sandales, les foulards. « Je suis une professionnelle ». Elle le revendique mais sa sœur lui rit au nez en disant « Tu sais, moi aussi, le matin, je m'habille. Et parfois je me déshabille dans le même élan pour choisir autre chose, une ou deux fois, jusqu'à ce que je trouve ce qui ira le mieux pour cette journée. Et, comme toi, il arrive que j'influence les femmes que je croise, une tendance s'amorce et quelques jours après, en voici une qui, comme moi, a mis une robe rouge avec un collant turquoise… Rien n'est anodin.

Melina. Elle a tout jeté en vrac sur le fauteuil et n'a gardé que ce kimono aux oiseaux et roseaux. Une merveille cette soie. Une chaleur s'en dégage comme s'il s'agissait d'un parfum. Juste à le frôler on sait que les broderies sont faites par un artiste, que ces couleurs indescriptibles garderont leur intensité quand les traits du modèle commenceront à s'échapper, quand le brillant du magazine aura terni. Melina est modèle, pas une fille modèle pas une femme modèle, pas une mère non plus.

Ce qui est dans l'air du temps, c'est son expression, celle qu'elle affiche sur les photos. « Ne souris pas, surtout ne souris pas ! ». La maquilleuse vient avec un petit pinceau et ajoute de l'ombre noire autour des yeux. Elle s'interroge sur le pourquoi de cette récurrente injonction du photographe. Elle n'a aucune, vraiment aucune raison de sourire. Elle doit sembler souple comme une liane, donner du mouvement « c'est bien chérie, regarde loin, haut, tourne… » avec un détachement affecté. Melina s'accroche au repos comme une robe sur son cintre, avec des pans qui font un beau tomber  et des pièce un peu raides, de petites épingles qui échappent au regard mais pas à la peau.

Melina dormait presque quand… On a toqué contre la tôle de la petite caravane. Elle ne dort plus. Les yeux fermés, les paupières serrées sous le foulard, elle respire plus fort. Le kimono s'agite, les grues semblent prêtes à l'envol, les roseaux font un bruissement de soies. 

— Votre déjeuner ! 

La porte a été ouverte puis refermée. Un petit clic, un petit clac. Un plateau noir que recouvre une étoffe. Elle ne sait pas si elle aura le courage de se lever, de s'installer, de manger. Tout la dégoûte, l'odeur de poisson, de vinaigre, le piquant du wasabi lui ferait du bien si elle levait le voile. Une nausée l'accable, elle ne pourra pas. 

Le temps passe lentement aujourd'hui, si lentement. Elle, Melina, cherche son téléphone. La régie lui avait promis que le réseau serait rétabli en début d'après-midi mais quand elle contrôle son écran, « non disponible » est la seule information qui s'affiche, encore et encore.

« J'en ai plus que marre. Je veux rentrer. Je dois parler à Elena, à Anthos. Qu'est-ce que je fais ici ? »

Elle ouvre la porte et sort de cette petite boîte qu'est la caravane perdue à flanc de montagne. Autour d'elle, les hommes de la régie ont disparus. Ne restent que les cerisiers en fleur qu'un vent léger anime, soulevant les pétales un instant pour les réarranger. Melina a passé avant de sortir un pantalon large et noir comme une jupe, fluide et frais. Elle a serré autour de sa taille une ceinture aux brins multiples autour de ce merveilleux kimono. Pour ses petits pieds blanc et tendres des sandales à lanières, toute simples, comme elle a pu en porter quand elle était enfant. Elle porte le plateau comme un trésor, s'assied sur les pétales roses, ôte l'étoffe blanche et découvre la chair rose du poisson, le blanc brillant du riz et l'odeur du miso, les lamelles de gingembre doré et le pâle et vert wasabi dans une petite coupe. Pour le premier sushi qu'elle met dans sa bouche elle associe une pensée, un vœux, une personne et un nombre. De cela elle se délecte. Pour le suivant, elle recommence en mélangeant l'ordre des choses et continue ainsi tout au long de la collection. Le mot collection lui vient naturellement et elle sourit. Elle imagine le photographe et sa litanie de « ne souris pas, regarde ailleurs ». Le wasabi lui monte au nez et les larmes aux yeux et le rire aux lèvres qui les dépasse s'en échappe et explose. Melina rit.

Elle rit aux moments qui s'échappent, elle rit aux personnes absentes, elle rit à tout ce qui est perdu. Ce rire devient le son de la nature, de la cascade, du luth, de la pluie de pétales, des grues qui traversent le ciel sans s'attarder, du printemps. C'est exactement ce qui lui manquait. Le reste n'a plus d'importance. 

Derrière l'arbre, une petite voix, une plainte animale, un chuchotement. Roulé dans une couverture blanche et douce, un minuscule enfant s'éveille. Sa maman assise caresse son visage en chantonnant. Le tableau est délicieux. L'enfant roulé comme un maki ressemble à une gourmandise. 

Melina. Quand elle rentrera à Athènes, avouera à Anthos qu'elle veut un enfant. A sa sœur Elena, elle dira qu'elle veut un enfant. A sa mère elle n'aura plus qu'à dire la même chose, elle l'espère tant. Ce qui est bien avec ce kimono pense-t-elle, c'est qu'il y a des poches, des poches au fond des manches. Au fond des poches, le téléphone et le passeport. Rien ne lui manque. Elle compose le numéro sans aller le chercher dans la liste de ses contacts, les six bons nombres qui réveilleront Anthos, les numéros gagnants.

  • J'ai lu d'un trait. La poésie enchaine sur l'imagination puis la misère, le désespoir et l'espoir. J'ai peut être mal compris, mais j'ai essayé de lire entre les lignes :o) Très agréable à lire ... entre les lignes.

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Gaston

    daniel-m

    • Merci Daniel de ton passage et du commentaire… et "dieu" nous garde d'Edgar ;-))

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      nyckie-alause

    • C'est désolant car il écrit bien…

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      nyckie-alause

    • Il ne suffit pas de "bien" écrire pour être intéressant :o)

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Gaston

      daniel-m

  • Merci pour ce merveilleux voyage pleins de senteurs et de couleurs... Un vrai délice de vous lire...

    · Il y a presque 6 ans ·
    Profil

    Julien Darowski

  • Très joli texte. Lecture en fin d'après midi avec le soleil sur l'écran, le sourire sur les lèvres. La Grèce, le Japon, envie de voyage...
    J'ai adoré!

    · Il y a environ 6 ans ·
    Max

    Max

    • Bienvenue sur WLW et dans mes lignes, je suis flattée du commentaire. A bientôt

      · Il y a environ 6 ans ·
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      nyckie-alause

  • Elle nous surprend par l'émotion qu'elle suscite... très joli texte !

    · Il y a environ 6 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

  • Elle l'est ...

    · Il y a environ 6 ans ·
    W

    marielesmots

  • Une histoire touchante, emplie d'humanité, c'est très beau

    · Il y a environ 6 ans ·
    W

    marielesmots

    • Marie, toujours gentille… J'ai tardé à posté ce texte car je n'en étais pas vraiment satisfaite et comme je ne réécris jamais… Puis je l'ai relu après l'avoir laissé poser et je l'ai trouvée touchante cette Mélina

      · Il y a environ 6 ans ·
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      nyckie-alause

  • Tout en douceur... on attend les 'suites' de Mélina.

    · Il y a environ 6 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

    • Si l'auteure le veut :)

      · Il y a environ 6 ans ·
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      Mario Pippo

    • Merci les "garçons" ! Je préfère simplement auteur car je ne crois pas que l'écriture soit sexuée. Merci ta lecture

      · Il y a environ 6 ans ·
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      nyckie-alause

    • Pour les suites je vois les choses comme ça : Elle arrête ave le magazine Vogue, elle convainc Anthos pour l'enfant, il est d'accord et ils en ont trois, elle ne lâche pas vraiment son métier et devient modèle chez Gudrun Sjoden et elle peut ainsi vieillir en souriant…

      · Il y a environ 6 ans ·
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      nyckie-alause

    • :)

      · Il y a environ 6 ans ·
      Philippe effect betty

      effect

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