Message sur le frigo
le-hareng
O. Il vit de suite le O. De la taille d’une pièce de monnaie.
Chaque matin, en descendant déjeuner, c’est ce qu’il cherchait d’abord : y avait-il un O, tracé sur la porte du réfrigérateur ?
Sa journée serait à nouveau pourrie : ce matin, – le matin, elle se levait et partait bien avant lui – elle lui avait mis le O.
Un O tiré au rouge à lèvres. A la va-vite. N’avait-elle pas trouvé, dans le tiroir de la table, le marqueur noir ? Ou bien était-elle fâchée qu’il soit rentré tard et énervé hier soir ? Mais bon Dieu, cette réunion interminable, ce n’est pas lui qui l’avait organisée !
Et maintenant, là sur sa chaise, avec sa tasse de café, nu, il fixait le O. Ce O qui lui démolirait la journée.
Elle dessinait toujours son O à un endroit différent sur la porte. Par gêne ou par jeu ? Cette fois-ci, il était à côté du magnet de la Mosquée bleue. Oh ! elle avait aimé leurs quatre jours à Istamboul. Pour son anniversaire. A l’atterrissage, elle n’avait pas retrouvé sa valise sur le tapis roulant. Elle avait donc acheté de la lingerie au Bazar. Et ce qu’elle avait trouvé – vert pomme et jaune citron – l’avait mis dans tous ses états.
A gauche, un magnet du pont Charles à Prague. Bien aussi Prague ! A l’hôtel, de grands miroirs partout : ils avaient compris pourquoi en découvrant des tarifs horaires pour les chambres. Ils s’étaient beaucoup aimés dans la salle de bain années vingt.
En dessous du O, un message d’il y a deux jours, dans son style à elle : Sors le lapin du frigo, mon poulet. Et puis des factures à régler, le programme du Musée du Cinéma. Bon ! Où trouverait-il l’énergie de travailler en cette journée pourrie ? Avant la solitude de la nuit. Et, avant de s’écrouler à l’aube, tout ce cirque : monter au grenier et juché sur l’escabeau, épier à la jumelle, de l’autre côté du vallon, la fenêtre de l’autre. Lumière éteinte ? Dorment-ils ? Lumière allumée ? Que font-ils ?
L’autre, elle l’avait rencontré à son cours de chinois et ils prenaient le même train de retour. Plus âgé – fin de la trentaine -, il se mouvait avec aisance dans l’existence. Une vie déjà remplie. Le monde parcouru. De la légèreté. Et de la gravité quand il le fallait. Voilà un homme rodé, avait-elle ajouté. C’est vrai qu’à côté de lui, il se sentait Mobylette, petite cylindrée. Elle, elle voulait toujours vivre ses désirs. Et peu concéder.
La première fois qu’elle n’était pas rentrée de la nuit, il avait fait une scène. Des cris, des claquements de portes, le chat qui déguerpit.
Ils avaient alors conclu un marché :
- D’accord, je te dis quand je vais passer la nuit chez lui. D’accord, ainsi tu ne t’inquiéteras pas. Mais alors, pas une question à mon retour !
Elle avait ajouté un amendement à la convention : elle signalerait son absence par un O. Au matin, sur la porte du réfrigérateur.
- Pourquoi un O ?
Elle n’avait pas répondu. Il avait enquêté. C’est pas vrai, il s’appelait Omer.
Omer ! ? Comment peut-on désirer un Omer ? Un Omer, cela a une voix de fausset. Omer… Cela l’avait soulagé : il détestait cette série télé. Mais il avait déchanté quand, excédée par ses moqueries, elle lui avait expliqué que c’était un surnom : les histoires qu’il racontait étaient envoûtantes.
Affaissé sur sa chaise, il fixait toujours le O.
Deux mois qu’à chaque irruption du O, il tournait en rond, la journée entière, avec des idées noires. Il n’allait quand même pas, au grenier, se passer la corde au cou ; dans le jardin, se jeter au fond du puits. Ou enlever sa bague au doigt et la lui poser sur la table. Boire ? Il ne supportait plus l’alcool.
Il l’aimait. C’est tout. Elle, ses humeurs, ses envies, son goût des babioles et ses niaiseries, ces mots sur la porte du réfrigérateur : Ce soir, je suis ta caille, Fiesta tantôt à 18:05 Tenue de rigueur…
Ses yeux étaient rivetés sur le O. Il en aimait l’opulence, la plénitude, la béance. Il vit des images. Il les chassa d’un geste de la tête. En O, il y a Ophélie, Océane, Olivia. Des filles, il n’en connaissait aucune en O.
0, c’est bien aussi. Jolie lettre que le Z en initiale. Zéro, Zorro. Lui, il était tantôt l’un tantôt l’autre. Un nom de fille en Z ? … Zoé. Autre chose que Zoé ? Y-a-t-il des Zoé dans le coin ?
S, c’est voluptueux. Plus que le Z. Galbe des fesses, creux des reins. Suzanna, Sarah, Saïdeh, Sabine, Salomé. Des boucles noires. Parfum d’ambre.
R, campé avec fierté. Opulence des seins. Rachèle. Roxane. Ah ! Roxane…
Fichu O. Il fallait en sortir. Se reprendre en main.
Il ouvrit la porte du réfrigérateur. Il était rempli, multicolore, Ali Baba comme elle disait. Sur la planche du bas, il vit les sauces : chutney mangue, ketchup, chilli… Il ouvrit le pot de Madras curry. Il en huma l’arôme. Réfléchit un moment puis y trempa le doigt.
Et alors sur la porte refermée du réfrigérateur, en-dessous d’une photo de la Tower Bridge, il traça, couleur ocre, un X. Puis il s’habilla en vitesse, passa son blouson, tenta de caresser le chat et sortit dans la rue.
Joli.
· Il y a environ 11 ans ·Marion B
Beaucoup de choses dans ce texte : images, évocations, humour, originalité. Et surtout cette écriture travaillée. Merci !
· Il y a plus de 11 ans ·Mathieu Jaegert
C'est génial ce texte, complètement loufoque et très original.
· Il y a plus de 11 ans ·april-w
la plénitude aussi puisque comme moi vous les opposez.
· Il y a plus de 11 ans ·elisabetha
c'est très sympathique! j'aurais pu jouer avec les mots de la même façon. vers la fin vous écrivez sur la béance. C'est un thème que j'ai souvent analysé.
· Il y a plus de 11 ans ·elisabetha
Merci Cerise, Merci Suze
· Il y a plus de 11 ans ·le-hareng
J'aime beaucoup... (c'est vrai qu'à côté de lui il se sentait Mobylette!!!) Bravo!
· Il y a plus de 11 ans ·suzelh
Génialissime. J'aime beaucoup. C'est frais et prenant. On veut pas en perdre une goutte... CDC.
· Il y a plus de 11 ans ·cerise-david