Métaphysique des charges

jones

Métaphysique des charges

A pied, sur la route pour me rendre au supermarché discount à dix minutes de chez moi, je traînais désabusé un caddie au moins aussi discount que le supermarché lui-même. Bon, j’étais raccord, ça, pas de souci.

Tout en pensant qu’un an plus tôt j’avais choisi de me séparer de ma voiture, je cherchais mentalement quelque chose à siffloter ou à chantonner pour soutenir ma dignité (un caddie bleu troué qui vous suit aussi sûrement qu’un caniche une vieille permanentée, croyez-moi ça aide pas beaucoup !). Pour être totalement honnête, c’est plutôt ma voiture qui avait choisi de se séparer de moi, emmenant ma femme dans son coffre en quelque sorte. Enfin, voilà, les deux avaient aujourd’hui disparu de ma vie. Résumons : pas de voiture, pas de femme et un caddie bleu troué. Vous voyez pour la dignité ???

Dans les discussions en soirée, un verre à la main, pas de problème pour faire le coup de « la voiture, c’est hyper ringard », le bilan carbone, l’automobiliste vache à lait des politiques et tutti quanti. Mais là, pour les courses avec le caddie, fallait pas trop charger au sens propre comme au figuré. Il faut bien prendre en compte la répartition des charges, la superposition des articles en fonction de leur volume et de leur fragilité. Bref, vous l’aurez compris mon esprit se trouvait accaparé par la métaphysique fondamentale quand j’ai croisé T.

Je l’avais rencontré presque un an plus tôt (l’époque femme et voiture, ahh !!) quand j’animais un atelier d’écriture pour adultes en insertion. Lui, m’a tout de suite reconnu alors que j’ai mis quelques secondes à le remettre. C’est seulement quand j’ai entendu le son de sa voix que les souvenirs me sont revenus en cascade. La salle aux murs blancs, le paper board, le café qui continuait de brûler dans la cafetière, la grande table en bois, les chaises un peu bancales, et tous ces types qui ne voulaient pas enlever leurs manteaux pendant les séances.

T. attendait patiemment avec deux ou trois autres types devant le bureau de l’écrivain public. On se trouvait là à discuter, adossés à des voitures qui profitaient de ce que la circulation se trouvait arrêtée par les travaux au bout de la rue, pour stationner. T. m’a donné des nouvelles de sa situation dans un français approximatif que je faisais un effort, sourcils froncés oreille tendue, pour comprendre. J’ai surtout compris que sa femme aussi s’était barrée et quand je l’ai vu aller vers son scooter pour chercher son sac, j’ai repensé à ma voiture avec un peu de nostalgie.

La discussion ne s’est pas éternisée. Discount et souvenirs glauques, ça frisait l’overdose. J’ai serré chaleureusement la main de T. qui l’a tout de suite portée à son cœur, on s’est souri et je suis retourné à mes calculs de charges.

Quelques yaourts, carottes et un filet de patates plus tard, j’ai repris la rue en sens inverse. Arrivé au niveau du bureau de l’écrivain, j’ai croisé T. qui démarrait son scooter. Quand il m’a vu à sa hauteur, il a arrêté pour me dire que le type n’était jamais venu. On s’est remis à discuter sur le bord de la route et j’ai proposé d’écrire pour lui le courrier dont il avait besoin. Il a paru super content, m’a remercié des dizaines de fois en poussant son scooter vers le café le plus proche.

J’ai voulu m’asseoir en terrasse malgré le froid parce que je voulais expédier l’affaire, ne pas traîner. Je ne sais pas pourquoi, les patates et les yaourts n’avaient pas vraiment de timing serré. T. a insisté pour que l’on se mette à l’intérieur. A deux pas du café, je suis allé dans le minuscule bureau d’une minuscule agence de voyage pour gratter une feuille de papier. L’employée derrière son bureau m’a gratifié d’un grand sourire comme si elle était au courant que j’étais en mission oecuménique.

T. m’attendait déjà à l’intérieur. Il avait monté mon caddie bleu avec lui dans la salle du haut. On a commandé deux cafés, je me suis collé à la rédaction de son attestation pendant qu’il continuait à me parler de ses gosses, de son ex-femme qui avait fondu depuis son départ. Dans sa voix pointait un peu de vengeance, je l’ai senti et bizarrement je n’ai pas pu le blâmer.

J’écrivais à la lenteur d’une limace sous antidépresseurs parce que j’écoutais ce qu’il me disait tout en me concentrant pour ne pas faire de rature et de fautes (on est scolaire ou on ne l’est pas) sur la seule feuille que j’avais. 

Je n’ai pas pu échapper à l’échange des numéros de téléphone. J’ai pianoté le mien sur son i-phone pendant qu’il continuait sur les contrôles au faciès dans son quartier, le retour chez sa mère et la procédure engagée auprès de l’avocat pour récupérer la garde de ses enfants. Je lui ai lu le courrier, les types autour nous regardaient en coin en même temps qu’ils suivaient les courses de chevaux sur l’écran géant. J’ai abrégé la conversation avec T. quand il a commencé à me parler de la difficulté de trouver un logement. J’ai prétexté que le sort de mes poissons panés me préoccupait plus largement que sa situation. En retournant à son scooter, T. m’a encore remercié une dizaine de fois, portant mon caddie d’une seule main dans les escaliers.

Je suis rentré chez moi plein de satisfaction idiote. Je pensais en marchant que tout le monde me trouvait sympathique. Les femmes me trouvaient sympathique, les enfants me trouvaient sympathique, les vieux me trouvaient sympathique. Les clochards, les mendiants itou. Il y a fort à parier que les animaux aussi me trouveraient sympathique si je me piquais de vivre au milieu d’eux. Sérieusement, je ne pouvais pas croire qu’il existât, à cet instant et à part moi, une seule personne sur terre pour me trouver antipathique, polémiste, détestable ou misanthrope, personne pour voir sous cette apparente bonhomie le moindre signe d’une aspérité.

A la maison, j’ai rangé les courses en sifflotant un vieil air disco de George Benson, puis je suis allé chercher deux livres à la bibliothèque.

Maintenant sur cette lancée, il me faut lire L’Immeuble Yacoubian de Alaa El Aswany et Carnet de Notes de Pierre Bergounioux.

Merci T.  

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